Un coup d'état littéraire
Guy Rosa · 14 décembre 1997
"Représenter MARION DE LORME, dit ÉRIC VIGNER, est une nécessité. Pas un devoir moral ni une obligation envers l’Humanité, une nécessité pour le théâtre seulement, mais sérieuse. Cette pièce s’impose à un metteur en scène”.
L’histoire lui donne raison mais signale le risque encouru : promise au plus brillant éclat, MARION est une pièce qui a eu du malheur.
Au moment de la publier, en août 1831, VICTOR HUGO la présente ainsi :
"Cette pièce, représentée dix-huit mois après HERNANI , fut faite trois mois auparavant. Les deux drames ont été composés en 1829 : MARION DE LORME en juin, HERNANI en septembre".
Comprenons la litote : le cadet s’est substitué à l’aîné mais l’a vengé de cette injustice. Le récit de cet apparent quiproquo est instructif : il ne montre pas qu’il s’en est fallu de peu que la bataille d’HERNANI ne fût celle de MARION mais que le nouveau théâtre se serait instauré sans bataille, dans un simple et calme triomphe, s’il n’avait dû affronter les mêmes ennemis que ses héros et subir la même guerre. Défaite d’abord, victoire ensuite, mais coûteuse et très provisoire.
Ayant dans l’esprit les deux sujets jumeaux, VICTOR HUGO se décide pour MARION au début de l’été 1829. On attend alors, depuis un an déjà, que celui qui avait donné ses "tables de la loi", la Préface de Comwell, au jeune mouvement des esprits et des arts, apporte la preuve de sa viabilité publique : non plus seulement dans des livres - dont la lecture est affaire privée - mais devant le microcosme social qu’est l’auditoire d’un spectacle, au théâtre. Il s’agissait de savoir si le romantisme devait rester un égarement individuel ou devenir sinon la norme du moins un régime régulier socialement admis, de la pensée et de la sensibilité.
De là, comme aujourd’hui pour la télévision ou le cinéma, plusieurs contrôles, occultes ou légaux. Le premier en ce temps là est une lecture privée devant un auditoire d’artistes et d’autorités culturelles. Celle de MARION, le 9 juillet 1829, fut un succès complet : les applaudissements de Balzac, Delacroix, Musset, Vigny, Dumas, Sainte-Beuve, Mérimée, et de beaucoup d’autres, confrères célèbres ou journalistes puissants, anticipent ceux du public.
Le lendemain les directeurs des trois plus grands théâtres de Paris - les trois chaînes d’aujourd’hui, au moins entrent en concurrence, offrant pour MARION les trois stars du temps : Mlle Mars, Mlle Georges, Marie Dorval. Unanimité sans exemple et sans pareille ensuite.
Au théâtre Français, les sociétaires, très circonspects d’ordinaire, se dispensent de voter : ils ne "reçoivent" pas la pièce, il la "demandent". L’ultime barrage tint bon : envoyée à la censure, la pièce en revient interdite : le quatrième acte, offensant pour l’aïeul du souverain, attentait à la majesté royale : à l’ordre politique et social.
Le nom de l’auteur, la place qu’il tenait encore dans le parti monarchiste et l’accueil fait à la pièce par l’intelligentsia méritaient des égards. On négocie. En audience privée, le Ministre de l’intérieur, puis le Roi en personne, le Ministre à nouveau, maintiennent "à regret" l’interdiction, mais offrent à HUGO le tire de baron - quoique sa noblesse soit d’Empire - et une pension de 4 000 F (200 à 400 000 F d’aujourd’hui) : les droits d’auteur d’un succès annuel - sans avoir à l’écrire et garanti. Lui, refuse toute correction - et la pension -, rend l’affaire publique et commence la rédaction d’HERNANI .
On connaît la bataille : on a oublié que HUGO était contraint de la livrer sauf démission ou trahison. On ignore surtout qu’il fut acculé au recrutement de la "bohème", étudiants et jeunes artistes, par la résistance unanime de ceux-là même que MARION avait enthousiasmés, acteurs, directeurs de salles et invités de la première lecture : "Soit que cette pièce, écrit Mme HUGO, mordit moins sur les invités que MARION, soit qu’on voulut faire payer à son auteur le bruit glorieux qu’avait fait MARION, HERNANI fut froidement accueilli et écouté jusqu’à la fin avec non moins de froideur". La censure n’eut plus rien à objecter : qu’elle jugeât HUGO plus prudent ou l’échec de la pièce certain, son travail était déjà fait : MARION DE LORME avait planté le décor d’HERNANI .
C’est donc elle, et non lui, qui est l’acte décisif de l’histoire du romantisme au théâtre. MARION avait prouvé la dignité littéraire, la valeur esthétique et, sans même être jouée, la qualité scénique de la nouvelle forme dramatique. Mais aussi sa puissance de rupture, la profondeur de sa dissidence. Par là et par son contre-coup sur HERNANI , MARION DE LORME annonce et détermine l’allure paradoxale de la rencontre du romantisme avec la société française : enthousiaste et rechignée, fervente et réticente.
Cette contradiction, nous la connaissons bien : c’est le "oui, mais..." qui accueille HUGO encore aujourd’hui, le "VICTOR HUGO, hélas !" par lequel Gide répond à la question de savoir qui est notre plus grand écrivain. Elle divise jusqu’à la caricature le public de la première d’HERNANI ; elle oppose les réactions des mêmes invités aux premières lectures de MARION et d’HERNANI , la froideur de l’une "faisant payer à l’auteur le bruit glorieux qu’avait fait l’autre", elle dément exemplairement la chaleur de l’accueil initial fait à MARION par la rigueur de sa censure.
Rien de tout cela n’est fortuit : c’est le sujet même des drames de HUGO : ils ne récoltent que ce qu’ils sèment parce que leur destin est inscrit dans leur substance et dans leur forme. Que montrent-ils ? Le conflit, tous les lycéens le savent, entre l’individu et la société, c’est-à-dire la destruction ou la corruption par l’ordre politique des forces les plus naturelles du coeur, du corps et de l’esprit - amour, fraternité, piété filiale, liberté courageuse, paternité ou passion maternelle. Soit, dira-t-on, cela ne mange pas de pain ; George Sand et Alexandre Dumas ne disent rien d’autre sans qu’on leur ait jamais reproché ce discours ; pourquoi exaspère-t-il- venant de HUGO ? C’est que lui le fait éprouver, non qu’il y mette plus de conviction ou d’éloquence, mais parce qu’il fait ce qu’il dit et effectue dans le théâtre même ce qu’il y représente. On ne vient pas seul au théâtre, une salle est une sorte d’assemblée, animée par sa seule réunion d’un forme d’esprit civique ; HUGO le sait, qui assimile constamment le théâtre à une tribune, et toute sa dramaturgie, exactement à l’inverse de la bassesse du vaudeville ou du "boulevard" consiste à opposer la scène à la salle, le spectateur à lui-même : son identification humaine et sentimentale au héros à sa solidarité politique avec son voisin de loge ou de rangée.
Cette division de la conscience spectatrice, devenue conscience malheureuse à coup sûr, peut-être conscience révoltée, passe d’abord, à l’époque, par l’innovation formelle - les fameuses règles et le langage "prosaïque" -, dérangeante, chez HUGO, parce qu’elle n’est pas complète. Leversy participe : reconnaissable et méconnaissable : cassé.Tel est aussi le grotesque hugolien : non pas tonalité propre, comme chez Shakespeare, mais grincement. "Soit impuissance, soit système, dit un critique du temps, au travers du plaisant vient toujours se jeter une préoccupation de sérieux ou bien quelque figure patibulaire qui tempère l’effet comique. On ne rit ni ne pleure. Il faudrait pourtant opter ." Même prise à contre-pied dans l’emploi des genres - une intrigue et des caractères de mélodrame dans la forme d’une tragédie - et aussi des institutions théâtrales : la prose à la Comédie française , le vers à la Porte-Saint Martin. Est-ce provocation ? Sans doute, mais la provocation comporte une jubilation : celle de la transgression. Ce bonheur manque chez HUGO, trop rigoureux pour ne pas achever la provocation en déception.
MARION DE LORME à cet égard est exemplaire, n’ouvrant aucun avenir, ne laissant adhérer à aucune valeur simple, sinon peut-être la mort. Pas de reine enfin aimante, pas de reconnaissance in extremis, pas d’aube d’un Empire grandiose - ni de crépuscule d’une tyrannie. La critique du pouvoir d’État est radicale mais douloureuse parce qu’elle atteint à la fois l’homme somme toute innocent qui n’a que le tort d’être roi - Louis XIII - et la figure mythique nationale - Richelieu - vaguement admirée encore, sans proposer aucune relève : le vieux marquis de Nangis est un fantôme, plus translucide et plus grotesque que Ruy Gomez, le jeune Saverny un revenant aussi destructeur mais moins drôle que Don César, Didier n’est pas HERNANI , encore moins Ruy Blas. Dissolvant des liens sociaux anciens - féodalité - et actuels - monarchie absolue -, ce pouvoir exactement totalitaire vide les individus de leur propre vie : interdisant aux hommes de se battre et aux femmes d’aimer. Marion aime, Didier se bat pour elle ; Didier doit mourir et Marion redevenir, pour le sauver, la chose sans pudeur d’hommes sans honneur. Dans la première version, Didier ne le lui pardonnait pas et mourait irréconcilié. Marie Dorval, qui jouait MARION, obtint la correction de la dernière scène. Elle avait déjà été suggérée par deux des assistants à la lecture du 9 juillet, dont HUGO, s’il avait su, se serait méfié : Mérimée à qui il semblait "que cette mort implacable laisserait le public sous une impression trop dure" et Sainte-Beuve qui déconseillait "ce coup de massue dramatique".
On comprend pourquoi je souhaite qu’ÉRIC VIGNER, bientôt , le donne.
Guy Rosa, professeur à l’Université Paris 7 Paris, le 14 décembre 1997