Libération · 27 juin 1994 · LA PLUIE D'ÉTÉ

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Presse nationale, Avant-papier

Libération

27 juin 1994 · Jean-Pierre THIBAUDAT

Nijni-Novgorod en chantiers

L'ancienne Gorki, récemment ouverte aux étrangers, a retrouvé son nom Les lieux culturels sont vétustes, les troupes fatiguées, les musées et archives en péril... Mais Sakharov, qui fut assigné à résidence dans cette ville, donne aujourd'hui son nom à un festival: un catalyseur. Depuis, les initiatives se multiplient, notamment conduites par Natalia Sergutina, responsable de la culture. Reportage.

Dans le train qui relie Moscou à Nijni-Novgorod en une nuit, comment ne pas songer à Jules Verne ou Alexandre Dumas? Le premier y entraîne Michel Strogoff par la voie des chemins de fer, le second y fait halte en naviguant sur la Volga et contemple sa foire :

"Deux lieues carrées de terrain à peu près, couvertes de baraques entre lesquelles circulait un échantillon de tous les peuples, russes, tatars, persans, chinois, kalmouks, que sais-je?", des Français aussi, vendeurs de bijoux clinquants, bradeurs de la mode parisienne, "marchands de drap de Sedan et d'Elbeuf".

L'église Saint-Macaire (patron de la foire) dominait la ville. elle la surplombe toujours. mais l'église arménienne et la mosquée qui la bordaient ont disparu, tout comme "le bordel de quatre mille filles" venues de partout. qui constituait l'une des "quatre villes" de cette foire sans pareille.

Devenue un haut lieu de l'industrie militaire soviétique — on y testait des sous-marins dans les profondeurs de la Volga —la ville fut interdite aux étrangers et, à la fin les années 20, sa foire périclita. Rebaptisée Gorki, la cité se résumait, pour de nombreux Occidentaux, à un symbole : Sakharov. Il y était administrativement exilé et hautement surveillé. Ayant recouvré son beau nom de Nijni-Novgorod, la ville brasse son histoire. Sa foire est à l'ordre du jour, tout comme la privatisation des terres.

Les jeunes millionnaires s'y réunissent dans un hallucinant business-club, la mafia a ses gros bras, au pied des hauts murs en brique rouge du Kremlin, les enfants s'amusent à grimper sur les tanks et autres canons, gloires passées de l'industrie militaire locale, et SAKHAROV est désormais le nom d'un festival réunissant savants, intellectuels et artistes, chaque année au mois d'août.

Fermées aux étrangers jusqu'à il y a deux ans, Nijni et sa région viennent d'accueillir une "semaine française" pendant laquelle on vit, par exemple, Claude Frioux mettre en place des échanges universitaires, et Éric Vigner donner la Pluie d'été, premier spectacle étranger joué dans cette ville depuis trois quarts de siècle.

À la tête de la région, Boris Nemtsov, un jeune gouverneur de 35 ans, entend faire de Nijni-Novogorod une ville pilote (Libération du 2 décembre 1992).

À ses côtés, au poste de conseillère pour la culture, Natalia Sergutina, une femme plus âgée, comme on en voit peu en Russie dans l'administration: franche, lucide, dépourvue de la moindre langue de bois. et modeste avec ça. Moscovite, mais issue d'une famille de l'ancienne intelligentsia polonaise, elle était professeur à Kalouga et préparait une thèse sur Merleau-Ponty et l'existentialisme quand, en 1968, on l'accusa de propagande anti-soviétique. C'est ainsi qu'elle finit par échouer à Gorki. Où, abandonnant une nouvelle fois sa thèse, elle a accepté, en novembre 1993, de prendre à bras-le-corps un paysage culturel qui en a bien besoin.

Le gouverneur lui a donné carte blanche, y compris pour changer les équipes en place dans les institutions. "Ce qui est ici tout à fait révolutionnaire" mais, ajoute Natalia Sergutina, "il faut être prudent".

Son idée était de commencer par la bibliothèque régionale (4.5 millions de livres, dont un quart de grande valeur), et d'en faire une opération pilote. On y rencontre les maux habituels hérités de l'époque soviétique : la vétusté des lieux — une bibliothécaire est à l'hôpital après avoir reçu une partie du toit sur la tête, les odeurs émanant des WC sont telles que la salle de lecture a dû être fermée. etc. une dispersion des collections entre plusieurs établissements et musées de la région, une restauration qui n'a que trop tardé pour les vieilles collections comme celle, unique, de la presse du temps des tsars, et enfin un manque de cadres qualifiés.

"Nous avons en tête les exemples les plus intéressants dans le monde. comme Beaubourg ou la Bibliothèque du Congrès, même si aujourd'hui, nous avons le nez dans la poubelle", soupire Natalia Sergutina. "Pour ce qui est des salles de spectacles, cela va un peu mieux, au moins pour ce qui est des bâtiments", poursuit-elle.

Parmi les six théâtres de la ville (dont un de marionnettes que l'on a pu voir au festival de Charleville-Mézières), le théâtre dramatique Gorki est le plus beau. Inauguré en 1896 à l'occasion d'une vaste exposition internationale, restauré en 1982, c'est une belle salle à l'italienne de 773 places, entièrement subventionnée par la région. La troupe permanente de 39 acteurs (avant il y en avait 53) entourés de 148 techniciens et administratifs donne 300 représentations par an d'un répertoire éclectique où Maxime Gorki n'est plus omniprésent comme par le passé, mais où l'alternance est de règle comme dans tous les théâtres dramatiques russes.

L'école secondaire d'art dramatique de Nijni-Novgorod fournit l'essentiel des comédiens de la troupe (l'actuel directeur du théâtre en est issu). Si quelques spectacles moscovites (ceux, efficaces, de Roman Vitkiuk, ou le très commercial Jésus-Christ Super Star du Mossoviet) sont passés par là, les tournées se font de plus en plus rares (hausse du prix des transports, des hôtels. etc.) et le directeur du théâtre a bien du mal à trouver un metteur en scène attitré qui veuille bien s'occuper d'une troupe passablement fatiguée.

C'est encore plus vrai pour la troupe de l'opéra, dont "l'état est proche de la mort", résume Natalia. Quant au ballet, "la troupe est en train de se désintégrer: les bons chorégraphes s'en vont, c'est un premier signe, et ensuite ils viennent me voir, c'est un second signe: j'ai parfois l'impression d'être comme la mort avec sa faux". Et il en va de même pour la philharmonie. La région, plutôt riche, a pu entretenir à grands frais toutes ces institutions. Mais faute de contacts avec l'extérieur, de motivations et de talents, elles ont fini par somnoler dans une pathétique autarcie.

Aussi, pour assurer à terme un renouvellement régulier et une ouverture, Natalia Sergutina voudrait-elle mettre l'accent sur les écoles (le conservatoire de musique, l'école d'art dramatique) et "mettre en route des projets qui dépassent nos vies et celles des actuelles autorités", de façon à "verrouiller l'avenir". Lequel n'est pas très rose: aux dernières élections, les listes de Jirinovski ont fait de bons scores. "Nous pouvons encore compter sur la dernière couche de l'intelligentsia, mais après..."

Ces projets sont souvent écornés par l'urgence car, dans les musées ou les archives, comme un peu partout, il y a péril en la demeure. "Soyons réalistes: ce que nous pourrons sauver n'est pas grand chose." Si Natalia Sergutina fait ce qu'elle peut face à la dégradation du patrimoine — "y compris celui des paysages" —, elle ne peut rien contre la fuite des cerveaux du prestigieux Institut de physique appliquée de l'Académie des sciences de Nijni-Novgorod. d'où sont sortis plusieurs nouveaux "boss" de la ville (comme l'actuel gouverneur): "C'est une tragédie."

Tout cela n'a pas empêché Natalia Sergutina d'écrire un long article d'orientation: "On a plus de raisons d'espérer " (que de désespérer). "Nous avons appris à apprendre". sourit-elle. "Nous travaillons à une loi régionale pour la culture", ajoute son collègue francophone Sergueï Ardeev, venu faire un stage à la Drac Rhône- Alpes, "nous nous inspirons des lois françaises. mais dans un pays où le pouvoir légistalif change tous les ans, c'est plus difficile".

Le festival Sakharov, créé il y a deux ans, a agi comme un catalyseur. Depuis, des associations culturelles ont vu le jour, des expositions privées ont été organisées, une fondation est née autour du peintre Bordeï, un musée de la photographie russe (premier du genre) s'est ouvert, les initiatives éditoriales se multiplient.

Ancien prof de fac, Vladimir Krassounov a délaissé ses cours pour fonder les éditions Nijni-Novgorod en 1990.

Ses buts:
"1) gagner de l'argent,
2) pas par n'importe quel moyen.
3) en publiant de la littérature utile pour la société."
C'est ainsi qu'il s'est lancé dans une série d'albums sur "la maison russe" à la maquette attrayante, à la lecture aisée, tout en étant rédigés par des universitaires. Sujets: la cuisine russe, les mythologies et croyances populaires, etc.

"Il faut que le peuple retrouve ses racines. son passé, ensuite, il fera ce qu'il en voudra", déclare Krassounov, tout en dénonçant les travers du nationalisme. La série se vend bien. À côté, l'éditeur publie à perte des ouvrages de sciences humaines, de critique littéraire. Entouré d'une dizaine de personnes. dont une architecte au chômage, installé au rez-de-chaussée de l'immeuble en bon état des archives (fermées) de l'ex-PC. il prépare une autre série sur les "boîtes postales" de Russie. ainsi surnommait-on toutes les villes secrètes et interdites de l'Urss qui ne figuraient pas sur les cartes.
"Ce ne sont pas les idées qui manquent, mais les personnes pour les mener à bien."

Le jeune Alexis Romachin est l'une de ces personnes. Lassé de passer par Moscou ou la Finlande, il vient de créer la maison d'édition Studio I, qu'il entend vouer aux livres d'art - essentiellement la culture russe, toujours elle - de haute qualité, réalisés de façon autonome. Pour ce faire, il vient d'acquérir du matériel dernier cri, et la jeune banque de production et d'investissement de Nijni-Novgorod (moyenne d'âge de la direction: 27 ans) lui a fait crédit. Son nom figure en bonne place dans le Bottin"pages jaunes de Nijni-Novgorod", la seconde ville à publier un tel annuaire professionnel après Saint-Pétersbourg.

Autre particularité de cette ville, la revue littéraire Dirigeable (quatre numéros parus), d'excellente facture, parrainée par l'écrivain Andréï Bitov. Ce ne sont pas des littéraires qui l'ont imaginée, mais une bande de physiciens et de techniciens voulant mettre à profit leur savoir informatique pour réaliser une revue qui leur ferait plaisir et dont le succès a déjà gagné les sphères moscovites. Le choix du titre? "On voulait prendre l'air... et ne pas se prendre au sérieux."

Loin du stress de la capitale russe, on rencontre à Nijni-Novgorod des artistes qui aiment prendre leur temps et ne cherchent ni à faire carrière, ni à se vendre. C'est le cas d'Assia Feoktistova, digne émule de son maître, le peintre Bordeï, mort l'an dernier après avoir exposé pour la première fois de sa vie l'année de ses soixante-dix ans. De ce peintre sombre et tragique, Assia possède cinq toiles, dont un Portait à la pomme verte représentant un autre peintre, Krascheninikov, aujourd'hui enfermé dans un asile de fous et dont la femme a détruit presque tous les tableaux. Dans l'ambiance envoûtante de son atelier - une vieille maison de bois souffreteuse et sublime, hélas menacée par une opération immobilière -, Assia Feoktistova, 27 ans, peint éperdument. Mais vend peu.
"Ce n'est pas mon but. si j'ai besoin d'argent. je travaille pour le théâtre (Ivan Poposvki l'avait contactée pour la Baraque de foire. Libération du 5 mai 1994) ou l'édition". murmure-t-elle. Elle peint ses rêves (un oiseau au-dessus de Jérusalem), les anges qu'elle voit passer devant ses fenêtres, l'Homme qui boit ou le Temps des iris, la saison qu'elle préfère. Elle bricole aussi des machines, crée des robes à mi-chemin entre Jean-Paul Gaultier et l'ancienne Russie, ou, quand elle se sent triste, va voir son océan : une boîte magique bleu sombre tapissée de sable et de cailloux, où de petites ficelles tiennent lieu de lignes des eaux imaginaires. Ses toiles les plus récentes évoquent un Pérou où elle n'a jamais mis les pieds.

Le soir venu. Assia regagne le très modeste deux-pièces où elle vit avec sa mère, son mari et son enfant. "Très modestement", commente Marina Livanova, animatrice de la soirée culturelle du jeudi à la télévision de Nijni-Novgorod, ex-comédienne venue un jour dans cette ville pour soigner sa grand-mère et qu'elle n'a plus voulu quitter. Tout comme sa camerawomen, la Française d'origine polonaise Michèle Krakowski, qui fut la première Européenne depuis longtemps à fouler le sol de cette ville le 1er avril 1991, un coup de foudre qui dure toujours. C'est aussi ce que dit, à sa manière, Natalia Sergutina : "Je suis moscovite. mais ici, je ne vois pas la province. "
 

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Nijni-Novgorod en chantiers
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27 Juin 1994
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