Théâtre · Mars 2004 · "...OÙ BOIVENT LES VACHES."

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Revue spécialisée, Note d’intention & entretien

Théâtre

Mars 2004 · Patrick Sourd

Abreuvoir dadaïste

"Mieux vaut parler comme on veut que comme il faut. Ou alors, je vais me taire." Reprenant à son compte cette maxime de Roland DUBILLARD, ÉRIC VIGNER en avait fait le mot d'ordre libérateur et définitif qui présidait, au début des années 1990, à la création de sa première compagnie de théâtre. Un bel hommage à l'auteur qui lui servit de guide et l'accompagna tout au long de son parcours d'acteur et de jeune metteur en scène.

"Je suis rentré presque par hasard dans la maison de Roland DUBILLARD, par la petite porte à la fin de l'adolescence, et j'y suis resté. La première fois, c'était en Bretagne, au Conservatoire de région. Deux amis présentaient une scène de La Maison d'os : je n'ai rien compris. J'ai tendu l'oreille, intrigué par le texte, puis je l'ai travaillé pour présenter le concours d'entrée au Conservatoire. Et enfin, quand il a fallu faire ma première mise en scène, c'est tout naturellement vers lui que je nie suis tourné. La Maison d'os n'était plus visitée depuis une trentaine d'année, et ce texte s'offrait à nous comme la matière du nouveau théâtre que nous voulions construire : un manifeste poétique pour inventer l'avenir par le théâtre, exactement."

En installant ce premier geste d'artiste dans un entrepôt désaffecté de la banlieue parisienne, ÉRIC VIGNER posa les fondations d'une aventure théâtrale remarquée, qui l'a conduit à prendre la direction du Théâtre de Lorient. Il y dirige maintenant depuis 1996 les destinées du Centre dramatique de Bretagne.

De Duras à HUGO, de CorneilleIonesco, l'éclectisme dont a toujours fait preuve ÉRIC VIGNER nous a entraîné avec brio à la découverte de multiples horizons poétiques. Mais quand il s'agit des grands chambardements de la vie, DUBILLARD reste pour lui l'auteur symbolique, son point de référence. Et, s'il était une année qu'il convenait de marquer d'une pierre blanche dans l'histoire du Centre dramatique de Bretagne, ce fut bien 2003. De régional, le Centre est devenu national et la ville met à sa disposition la nouvelle salle du Grand Théâtre, conçue par l'architecte Henri Gaudin.

En charge de la programmation théâtrale du nouveau lieu, l'équipe d'ÉRIC VIGNER peut dorénavant travailler sur plusieurs registres : concevoir une programmation spécifique pour une petite salle de 250 places et proposer des créations pour le vaste plateau et les plus de 1000 places du Grand Théâtre. Un changement d'échelle et un nouveau défi à relever, qui ne pouvaient évidemment se penser sans Roland DUBILLARD. Treize ans après La Maison d'os, ÉRIC VIGNER revient donc à son auteur de prédilection pour ouvrir cette saison de renouveau au Grand Théâtre avec "...Où boivent les vaches.". L'intrigue de la pièce repose principalement sur la réalisation d'une oeuvre d'art. Il s'agit, pour un nommé Félix, de répondre à une commande officielle aberrante : exécuter pour le jardin du Luxembourg la Fontaine Médicis, qui y existe déjà depuis 1630 ! Faire entendre cette charge de DUBILLARD dans un espace venant à peine d'être inauguré, au coeur d'un bâtiment représentant l'un des derniers fleurons de l'architecture française contemporaine ne manquait évidemment pas de sel. La pièce prenait, le jour de la première, un tour joyeusement jubilatoire. Mais au-delà de l'anecdote, ce que l'on retient de la belle mise en scène d'ÉRIC VIGNER, c'est l'étrange actualité du propos de DUBILLARD et la rare adhésion qu'il provoque chez les spectateurs. Écrite en 1969, et créée en 1972 au théâtre Récamier par la compagnie Renaud-Barraud dans une mise en scène de Roger Blin, la pièce est la réponse de l'artiste à une commande du Festival d'automne. Le poète y fait une somme sur la manière de ne pas refaire ce qu'il a déjà fait. Au regard des événements de 1968, l'écriture de DUBILLARD semble tourner le dos à son époque. Elle résonne toutefois, trente ans plus tard, comme anticipation décrivant notre monde avec une terrible acuité.

"L'écriture de DUBILLARD n'est pas datable. À le lire aujourd'hui, on peut le considérer comme un visionnaire. Le monde et la pensée intellectuelle des années 1970 étaient idéologiques, et s'il y a une chose absolument absente de ses textes, c'est bien l'idéologie. Chez DUBILLARD, c'est l'individu qui est mis en avant. Il est pour lui impensable de réunir des gens pour défendre une même idée. Chacun a sa maison, chacun la construit lui-même à son image et il est inimaginable que deux maisons soient identiques. C'est pourquoi, constatant de nos jours la faillite des idéologies, il y a beaucoup d'espoir à faire entendre cette pensée qui met l'individu au centre du monde. DUBILLARD était à son époque un des rares à s'imposer une telle distance face à la société, à ne pas s'être précipité tête baissée vers ces abreuvoirs à idées où beaucoup se sont rendu... là où boivent les vaches. "Avec le recul, on peut vraiment saisir la justesse de ses critiques, tant de la politique culturelle de l'État, que de la constitution d'une caste d'artistes subventionnés."

ÉRIC VIGNER poursuit : "Son écriture pourrait, si l'on osait le jeu de mot s'agissant d'une histoire de vaches, être dadaïste. Le rire fait partie intégrante de l'œuvre de DUBILLARD. La violence et la douleur sont des formes souterraines. La seule manière de les exprimer et de faire monter le rire pour, à la fin, faucher le public sur un presque rien qui pourtant fait sens. DUBILLARD, c'est une machine à nettoyer les idées. Avec une vraie pudeur et sans avoir la prétention de faire œuvre, il concentre sa force de contestation dans la seule revendication d'une magnifique légèreté."

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Sujet: 
"DUBILLARD, c'est une machine à nettoyer les idées."
Date: 
Mar 2004
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