Libération · 8 octobre 1988 · SOPHONISBE
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Libération
8 octobre 1988 · BRIGITTE PAULINO-NETO
Sophonisbe ressuscitée
Dépréciée par Voltaire, Sophonisbe de Corneille était rangée au placard. Brigitte Jaques l'en exhume pour un hymne à la liberté. L'actrice portuguaise Maria de Medeiros tient le flambeau. Haut la main.
Sophonisbe est une garce. Coeur de vipère dans un corps de reine. Connue pour sa beauté, la fille d'Asdrubal n'a de souci que pour sa propre gloire, qui se confond pour elle avec la splendeur du royaume carthaginois. Captive ou souveraine, elle ne fléchit jamais. Son premier mari, Masinissa, lui ayant été donné par son père, elle l'aime, dit-elle, mais le trahit sans peine pour des raisons d'État que le coeur, lui, ne connaît pas.
La cause de Carthage lui ayant imposé de rompre, elle épouse, à Cyrthe, le roi Syphax, certes un vieillard, mais ce nonobstant, un souverain autrement plus puissant. "Quand j'épousais Syphax, je n'y fut point forcée ( ...) je vous quittais sans peine, et tous mes voeux trahis cédèrent avec joie aux biens de mon pays", avoue-t-elle à Masinissa, sans chercher à le ménager.
Tel est le sang-froid des stratèges, obsédés de politique, haineux des sentiments qui conduisent tout droit à l'asservissement. Ainsi, Sophonisbe est-elle une sorte de Mata Hari antique, une créature abominable, humiliant du plus vil sarcasme la reine Eryxe, sa rivale:
"Je vous l'ai pris vaillant, généreux, plein d'honneur, et je vous le rends lâche. ingrat, empoisonneur; je l'ai pris magnanime, et vous le rends perfide."
Telle est l'impression que donne, à la lecture, une pièce jugée cavalièrement mineure par Voltaire, inspirée de Mairet et donnée pour la première fois à l'Hôtel de Bourgogne, en 1663, avant de passer pratiquement aux oubliettes. Réhabilitée par Brigitte Jaques, l'oeuvre retrouve sa place dans un cycle "colonial" auquel le metteur en scène rattache la Mort de Pompée, Nicomède, Sertorius et Suréna.
Dans un décor d'une luxueuse sobriété, qui n'est pas sans rappeler un Delacroix orientalisant, s'affrontent les protagonistes d'un univers qui bascule. Décor terre de sienne irisé, comme peint à fresque et proposant l'antichambre d'un palais sous l'aspect symbolique d'un morceau de corridor labyrinthique. Décor de souricière dû à Emmanuel Peduzzi et dans lequel la mise en scène peut sobrement déployer son interprétation : dans Sophonisbe, les héros sont des bètes traquées, ils rôdent plus qu'ils ne paraissent, et chacun, selon son tempérament y louvoie, y résiste ou succombe; l'enjeu réel de cette tragédie étant, non la soif du pouvoir, mais une lutte insatiable pour la liberté. .
Une interprétation et une diction sans faille des dix comédiens donne à cette allégorie une rare harmonie. Contre-point sentimental face à l'inébranlable Sophonisbe, Redjep Mitrovitsa y est pathétique de faiblesse amoureuse, tandis que Maria de Medeiros, dont la démarche hallucinée trahit le désarroi, donne de son rôle une interprétation complexe et déroutante, tantôt minaudant et l'on succombe à sa feinte innocence, tantôt caustique et l'on applaudit sa superbe.
L'extrême jeunesse (sauf pour le vieux roi Syphax) alliée au savoir-faire de l'ensemble de la troupe apporte à l'art de la litote une gravité singulière et troublante. C'est ainsi que la déloyauté de Sophonisbe, ses ruses et son cynisme éclaboussent la scène comme autant d'effets résultant de la servitude. "L 'hymen se rompt par l'esclavage", dit-elle. Sophonisbe est une résistante.
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