Entretien avec Éric Vigner · Gérard Wajcman · LE RÉGIMENT DE SAMBRE ET MEUSE

Entretien avec Éric Vigner · Gérard Wajcman · LE RÉGIMENT DE SAMBRE ET MEUSE
Un théâtre de l'époque de la Guerre du Golfe
Note d’intention & entretien
Éric Vigner, Gérard Wajcman
1992
Journal de Pandora n°3
Langue: Français
Tous droits réservés

Dans LE REGIMENT DE SAMBRE ET MEUSE, il est question de la mort et de l'existence à travers la Guerre. LE REGIMENT DE SAMBRE ET MEUSE est fait de fragments de textes divers, de Courteline à Jean Genet, textes qui ont trait à leurs expériences de la vie militaire et de la guerre.

L'action se situe dans une période historique allant de la première guerre mondiale à la guerre du Golfe. C'est la guerre du Golfe qui a déclenché ce projet, pendant que nous répétions notre premier spectacle dans une usine désaffectée à Issy-les-Moulineaux. Dans LA MAISON D'OS, il était déjà question de la mort et de l'existence.

L'émergence de la guerre, même lointaine, dans notre travail n'a fait qu'alimenter notre interrogation quant au "Qu'est-ce que vous foutez-là ? Vous ici, là maintenant ?" de ROLAND DUBILLARD.

Et puis cette question : Qu'est-ce que la guerre pour nous, pour moi ? Moi qui n'ai pas fait la guerre, qui n'ai pas été confronté directement à cette réalité-là. La guerre, pour moi, ça n'existe que par la littérature, la mémoire de mon père, de mon grand-père, la peinture, la poésie, le cinéma... La réalité même de la guerre, je ne sais pas ce que c'est ....

J'ai donc inventé une fiction, celle de sept acteurs, dans une ville où la guerre est quotidienne depuis des années, quelque part dans le monde. Ils se retrouvent en secret dans un théâtre désaffecté, un théâtre qui n'existe plus, situé dans une zone interdite. Ils font du théâtre un acte de résistance par rapport à la réalité qu'ils vivent. À partir de textes littéraires et poétiques, ils parlent de la guerre.

Parmi ces textes, il y a trois lettres de FRANZ MARC. C'est un peintre, engagé volontaire. Il est à Verdun et écrit à sa femme. Il ne parle pas de la guerre. Il parle de son art. Il parle du spirituel dans l'art. FRANZ MARC a fondé der BLAUE REITER avec Kandinsky, il est ami de Klee, cela fait à peine trois ans qu'il peint. Il a trente ans et a déjà traversé toutes les nouvelles formes picturales de son temps (le cubisme, le fauvisme...) et il se dirige tout doucement vers l'abstraction.

En 1911, il écrivait : "Nous vivons aujourd'hui l'un des moments les plus importants de l'histoire des civilisations. Tout ce que nous trairions encore avec nous de culture ancienne est "un présent qui apppartient déjà au passé"... Aujourd'hui, presque personne ne pourra dire vers quelle sorte de nouvelle culture nous allons, parce que nous sommes nous-même en pleine mutation. Nous autres, peintres modernes, contribueront largement à créer un art "nouveau-né" pour l'époque à venir, qui donnera naissance à toutes les nouvelles lois et notions ; il doit devenir si pur, si hardi qu'il permettra "toutes les possibilités" que lui fera la nouvelle époque".

Plus tard, il est à la guerre et il dit à sa femme : "Derrière la guerre, derrière la réalité de la guerre, il y a quelque chose, quelque chose de l'ordre du monde, de l'harmonie". Il dit aussi : "La guerre ne fait pas de moi un naturaliste, au contraire". Il intuitionne quelque chose et il voudrait l'exprimer dans sa peinture, mais il ne peut pas parce qu'il est à la guerre. Il meurt à Verdun en 1916.

FRANZ MARC se pose la question d'un nouveau mode de représentation. Il me semble que nous sommes en ce moment dans une période assez proche de cette période là. On est dans un bordel monstrueux en ce moment. Tout fout le camp, et quand je lis ces lettres, je me dis qu'il faut commencer à construire, à chercher quelque chose pour l'avenir. Par exemple, je trouve très difficile, aujourd'hui dans ce bordel, de représenter une œuvre très cohérente, dans une structure dramaturgique classique, une œuvre où tu as un premier acte, un second acte, un troisième acte, une évolution, où tu as une histoire avec un début et une fin. Je ne peux pas parce que le mode de construction de cette œuvre correspond à une image du monde qui appartient au 17ème siècle et c'est aujourd'hui du domaine de la culture classique. Les choses ne vont pas ainsi aujourd'hui, on ne peut voir que par petits bouts, par fragments. De la mise en confrontation, en tension de ces fragments naîtra peut-être quelque chose d'un nouveau mode, je ne sais pas lequel.

De même, le spectateur qui assiste à ça ne peut pas être placé en position de spectateur tout le temps. Il n'est pas tranquille tout le temps. Il n'assiste pas à un spectacle. La chose qu'il voit n'est pas devant lui. Je veux essayer de faire du théâtre qui ressemble le moins possible à de la télévision. Ne pas être devant quelque chose, mais avoir la possibilité d'être dedans. Plus ça va aller avec la télévision, plus les choses vont être devant soi. Le théâtre c'est une histoire entre gens de chair et d'os. Comment faire, au niveau spatial, pour que ce soit une histoire entre gens de chair et d'os ? Dans un repas de famille, si tu as un conteur qui te raconte une histoire, eh bien, il est à la même table que toi. Ça, c'est peut-être déjà le commencement du théâtre.

J'aime ce rapport troublé entre les acteurs et les spectateurs, entre les acteurs et leur personnage. J'aime qu'il y ait beaucoup de trouble. Ça fait plus de théâtre. Tout ça, c'est pour faire plus de théâtre. Je suis mon intuition, mon sentiment et je fais confiance à mon intime conviction.

FRANZ MARC dit : "Je ne sais pas si ma façon de m'exprimer est compréhensible ; c'est tellement une expérience inconsciemment vécue et non pas une argutie quelconque : Il faudrait d'abord trouver pour cela les mots justes. D'ailleurs, peut-être n'existent-ils pas : car il n'est pas nécessairement possible de tout exprimer à l'aide de notre langage humain imparfait."