La Terrasse
26 Septembre 2022 · Catherine Robert
Les Enfants : Eric Vigner crée la première version française de la pièce de Lucy Kirkwood
Éric Vigner crée la première version française de la pièce de Lucy Kirkwood, après son succès à Londres et à Broadway. Trois maîtres-comédiens pour un pamphlet acéré aux faux airs de comédie.
Comment vont les enfants des boomers ? Pas terrible. Lauren, la fille de Hazel et Robin, téléphone régulièrement à ses parents et encombre leur répondeur de ses plaintes. Mais eux ne vont pas si mal... Ils sont à la retraite, font du yoga, portent des jeans et des pantalons en cuir, comme au temps de leur jeunesse rock’n’roll. Ils ne mangent plus de viande, sont convertis au bio et ont remplacé le vin par le jus de panais fermenté. Ils vivent à deux pas de la centrale nucléaire dans laquelle ils ont travaillé, et élèvent des vaches, dont l’une s’appelle Heisenberg. L’hommage ainsi rendu au père du principe d’incertitude est le seul indice de leur conscience que les choses ne vont pas si bien qu’ils le disent. Leur confiance en l’atome et dans le développement des forces productives a été fort naïve. Le babil incessant et égocentré d’Hazel ne suffit pas à cacher l’inquiétude et la peur. Il faut dire qu’un tsunami a détruit la centrale et que le crépitement du compteur Geiger rend le moindre verre d’eau résolument suspect. Lucy Kirkwood ne juge pas, n’accuse pas, et son propos n’est ni radical ni moralisateur. Elle pose simplement, en choisissant le ton de la comédie, la question de la responsabilité : quand on a installé le merdier (adroite image du sanibroyeur qui déborde en plein drame), il est normal d’éponger.
Fission comique et fusion tragique
Telle est, en substance, la proposition que vient faire Rose (que Dominique Valadié campe génialement en Louise Michel atomique) à Hazel et Robin : reprendre du service à la centrale afin de nettoyer la zone, d’éviter que l’eau de refroidissement devenue radioactive ne se déverse dans la mer, et, surtout, décharger les plus jeunes de cette tâche mortelle, afin qu’ils évitent les cancers causés par l’incurie de leurs parents. Hazel (Cécile Brune, tout en finesse et en drôlerie dans son rôle d’égoïste assumée, progressivement taraudée par le doute) et Robin (Frédéric Pierrot, tout aussi subtil en bougon faussement détaché) accepteront-ils de sacrifier leurs vieux os, qu’ils ont pris tant de soin à préserver ? Choisiront-ils de finir comme Prométhée ou comme Saturne ? La pièce de Lucy Kirkwood prend alors une dimension tragique, et cette comédie apparemment légère s’inscrit dans la longue tradition des mythes sur l’âpreté des rapports entre les générations. Les trois comédiens, remarquablement guidés par Eric Vigner, passent insensiblement du rire à la gravité, révélant la palette chatoyante de leur talent et leur parfaite maîtrise du jeu. L’intelligence de l’interprétation est à la hauteur de celle du texte : rien n’est asséné, tout est suggéré et la pièce donne à penser plus encore qu’elle ne donne à voir. Le travail d’Eric Vigner et de ses comédiens est de très grande qualité.