Nous (ANAïs Demoustier et mArguerite DurAs) avons eu l’idée de ce roman un soir d’enthousiasme inattendu au printemps 2013. Nous avons commencé l’écriture, résolues à nous souvenir les détails rêvés ce soir-là, d’un texte autre, critique et beau, où nos vies pourraient s’exalter, non pas le temps d’une illusion, mais le temps d’une alerte. Aujourd’hui, nous sommes moins sûres de nous.
Nous nous disons que nous devrions plutôt faire de la musique, le genre de musique pour que des gens dansent et se chopent. Mais Lorient n’a pas son Market Hotel ou son Glasslands. Aucune spontanéité règne ici. Pas de lieux accessibles. Les locaux de répétition ne sont pas abordables. Éclore ici, échanger, exister : on n’y croit pas. Nous ne pouvons avoir la chance de partager des plateaux avec des groupes vraiment incroyables. Connaître du monde. Se faire des amis. Sortir. Pas de clubs et bars d’indie rock. Ici, on a des fêtes dans des musées. Nous ne fréquentons même pas ceux qui sont obligés d’être en perpétuelle activité pour gagner leur vie sans se retrouver coincés derrière un bureau. Nous pensons que tout n’est pas assez dur. Trop de filets de sécurité. L’angoisse de manquer d’argent doit pousser à être créatif. Égaler les merveilles que nous admirons. Nous avons des angoisses. Nous n’avons pas d’argent. Mais nous n’avons pas l’angoisse de manquer d’argent qui pousse à être créatif. Quand nous sommes créatives, nous ne pensons pas à l’argent. Nous pensons aux bonnes idées qui viennent. Nous pensons que nous sommes cool d’y avoir pensé. Et nous buvons un peu. Nous ne savons pas construire un plan de carrière. Quelque chose de l’ordre de la matérialité des idées, du bénéfice que nous pourrions en tirer, nous échappe. Nous ne prétendons pas être pures, ce n’est pas un choix moral. C’est une incapacité. Et, même si nous ne sommes pas tout à fait d’accord sur ce point, une paresse. Voici rapidement les raisons qui nous ont toujours freinées pour nous lancer dans la musique.
Ce texte n’a pas été freiné. Il est venu d’une fois. Comme s’il avait pris son élan ailleurs de nous, quelque part inconnu, dans un monde auquel nous n’appartenons pas, à un moment inconnu, peut-être même avant notre naissance, Anaïs au mois de septembre, Marguerite au mois d’avril. Oui, nous nous disons que l’énergie première de ce texte, s’est formée lors d’un temps ancien. Quand on parlait du big bang et des colonies. On ne parle plus du big bang. Il y a eu friction entre des éléments différents. Il suffit d’une chose étrange pour provoquer une rencontre. Une chose étrange se manifeste, une force nouvelle advient. Souterraine, indicible. Que personne ne remarque. Mais qui se tient là, prête à notre insu. Nos parents, ces metteurs en scène, nous l’ont transmise, cette force. Ce caillou innovant. Cet imaginaire. Oui, filiation de l’imaginaire. Vrai seul héritage. Vraie seule mise en scène. Et en nous la chose grandit, se compose, se prépare, attend son heure. Et l’heure fut ce soir de printemps où l’idée nous est apparue. Collectivement. Nous pensons qu’il y a de la magie là-dedans. De la sorcellerie plutôt. Parce que nous avons vécu ensemble l’apparition des idées, comme si nous les partagions depuis toujours. Le caractère fantastique de notre réunion nous plait. Il nous inquiète et nous excite. L’incohérence est la valeur de nous, assorties. Et maintenant, elle est productive. Nous réfléchissons ensemble. Nous écrivons ensemble. Cependant, attention, nous ne prétendons pas n’être qu’une. Nous savons bien que nous sommes différentes. Nous ne nous jouons pas la comédie des sœurs électives. Nous nous étonnons sans cesse, et nous nous révoltons l’une de l’autre. Ce n’est pas une question de conflit, d’une vivante, l’autre morte. Non. Nous sommes bien à deux, ça nous suffit. Nous pensons souvent dans la même direction, ça nous comble. C’est une question d’armure, de manque d’armure. Parfois, nous nous perdons de vue. L’armure brille autant qu’elle protège, c’est ce que nous pensons.
Nous hésitons soudain. Nous nous demandons si l’expression "trop de filets de sécurité" ne risque pas d’être mal interprétée. Que l’écrivant, nous nous rangions aux yeux de certains dans la catégorie des nantis, de ceux qui n’ont rien à craindre, des oisifs qui s’amusent à vivre dangereusement, parce qu’au fond, ils sont protégés par, disons, leur patrimoine. Nous pensons soudain, même si nous trouvons ça inélégant et presque geignard, qu’il serait bon de présenter ici les avis d’imposition de nos parents, les comptes bancaires, les bilans financiers, les aides obtenues... Que les choses soient claires. Mais il ne s’agit pas de nous faire plaindre, ni d’apporter avec ces avis le certificat de notre authenticité, ni de laisser croire que pour nous un artiste doit être pauvre, de quoi s’agit-il ? De ne pas être rangées sous l’étiquette sociologique fausse des privilégiés. Nous sommes privilégiées bien entendu, nous ne prétendons pas être des laissées-pour-compte. Nous sommes encore actrices de nos vies. Mais, lorsque nous parlons de filets de sécurité, nous aimerions préciser que nous n’évoquons pas là une fortune potentielle à hériter de notre situation...
Nous ne prétendons pas être représentatives d’une classe sociale, d’une classe d’âge, des femmes, des artistes, des fiancées... Nous nous sentons comme des imbéciles. Vous pourrez dire de nous ce que vous voulez, après tout. Et nous pourrons faire semblant d’avoir disparu quand vous vous imaginerez nous connaître. Mais avant, nous devons veiller à ne pas trop nous définir, nous décrire, à ne pas nous épier nous-mêmes. Nous nous sentons si fragiles soudain. Comme si nous cherchions à être amoureuses, non, comme si nous étions amoureuses. Pas de nous. Des autres. Mais est-ce possible que ce ne soit que ça: nous sommes amoureuses des autres ? Y-a-t-il les yeux des autres posés sur nos cheveux, le soir, alors que nous pensons à notre vie du lendemain?
Mais revenons sur les filets de sécurité. Oui, il n’y a pas assez de vrais dangers autour de nous pour que nous ne nous sentions pas salopes à prétendre courir un risque. La seule menace, la vraie, c’est d’avoir été partagées. Et si vite. La vitesse et l’accessibilité à notre travail. Les cent pas que nous avons entendus autour de nous à peine le travail était fait. Nous avons été lues ou vues avant d’avoir eu le temps de nous relire ou de nous montrer. L’économie de notre production ne nous a pas protégées d’une intégration instantanée dans le marché. Nous n’avons pas d’illusions sur le show-off. Cette impression qu’un photographe est toujours présent dès qu’on agite une idée à plusieurs, de ne rien pouvoir faire en douce. Le Wharhol’s dark side. Nous espérons que quelque chose naisse un matin qui mette un peu de retenue là-dedans. Une nouvelle respiration. Une fréquence décidée entre le travail et l’œuvre.
La recherche de cette fréquence inédite, voilà une chose qui n’appartient qu’à aujourd’hui. Au coriace aujourd’hui. Nous espérons l’absolument neuf. Nous ne réclamons pas une puissance et un règne. Une chose nouvelle, oui. Nous pouvons le dire si vous voulez l’entendre, nous voulons la faire. La chose. Peut-être l’année prochaine. Souvenez- vous de ce que nous voulons. Et nous ne serons plus seules. Cette lune, qui nous permettrait d’être ignorées. De ne pas être communiquées. De choisir à combien de personnes nous acceptons de nous adresser. Nous avons des projets, des pistes pour l’inventer. Un ami travaille sur la maquette. Il est plus jeune que nous. Il nous en a tellement voulu de ne pas l’avoir associé à ce texte, de ne même pas avoir songé à lui en parler, sans comprendre que nous voulions l’écrire à deux seulement, il n’a même pas vu l’importance que le fait d’être ensemble représentait pour nous, il a prétendu être mort de chagrin. Il a fait la gueule dans son coin. Il ne nous baisait plus. Et, à la manière dont il flottait des matins entiers dans notre baignoire, nous avons cessé de rire et décider de lui confier les bases du nouveau projet : la recherche de la fréquence inédite. Il travaille. Il pense que nous avons été ridicules avec lui, mais il ne vide pas son sac. Il travaille, il sait que les heures qui s’accumulent, sa concentration, son dévouement au projet nous tourmentent. Nous nous demandons si derrière tout ça, il n’y a pas une histoire de cul. Qu’une de nous deux continue de baiser avec lui est une éventualité. Silence. Nous n’assumons pas nos manques l’une devant l’autre. Pour ne pas les évoquer, nous parlons de lui en détails relevés, en anecdotes, nous le classons comme un dossier. Nous avons remarqué, par exemple, quand il mange, il se précipite, gestes rapides de la fourchette vers les aliments, et à chaque bouchée, il ne manque jamais d’en recracher un petit bout. Nous possédons cette image de lui. Nous pourrions dire qu’il est fou. Nous l’imaginons dans la cour de son lycée ayant oublié son emploi du temps et ne souhaitant le demander à aucune personne de sa classe. Et refusant de le suivre, le troupeau. Nous estimons qu’il a les yeux beiges. Il bouge joliment. Nous nous demandons ce qu’il peut bien fabriquer avec cette maquette. Il ouvre peut-être un nouveau monde. Nous devons nous en débarrasser rapidement. Nous sommes d’accord. Ce jeune homme est trop jeune pour nous aider. Nous tenons debout sans lui. Il est temps que nous tenions debout.