Les maîtres et marguerite.
Les spectacles de Claude Régy sont de véritables cérémonies secrètes qui exigent du spectateur qu’il se défasse de ses réflexes conditionnés pour s’engager sur un chemin inconnu. Alors que sa dernière merveille, La Barque le soir, vient mouiller, une semaine durant, au Théâtre de Lorient, Éric Vigner est allé retrouver ce jeune metteur en scène de 89 ans.
Propos recueillis par DAVID SANSON
Photographies DOROTHÉE SMITH
Bien que près de quarante années les séparent, une sorte d’air de famille unit ÉRIC VIGNER et CLAUDE RÉGY: sous l’objectif de la photographe venue, en ce beau jour d’été indien, les portraiturer dans le domicile parisien du second, l’un et l’autre ressemblent à deux bonzes tout à la fois doux et ténébreux. Mais comme en témoigne la conversation qui est en train de se nouer, c’est bien davantage qu’une vague ressemblance physique qui rapproche les deux metteurs en scène. Depuis le Conservatoire où, au début des années 1980, ÉRIC VIGNER, alors étudiant chez Michel Bouquet, fantasmait sur la classe de CLAUDE RÉGY, ce professeur qui semblait chambouler l’enseignement aussi radicalement qu’il avait, 15 ans plus tôt, révolutionné l’art de la mise en scène, jusqu’à la mémorable présentation d’Holocauste, mis en scène par RÉGY à la forge d’Inzinzac-Lochrist à la fin du siècle dernier, leurs trajectoires se sont régulièrement croisées. Surtout, l’un comme l’autre paraissent mûs par un certain nombre de convictions communes: une même exigence et une foi comparable en l’art théâtral, sa force de subversion, sa nécessaire transmission; un même amour des acteurs (les noms de Gérard Depardieu, Delphine Seyrig, Michael Lonsdale, Sami Frey ou Silvia Monfort restent attachés au théâtre de RÉGY comme ceux de Micha Lescot, Catherine Hiegel, Jutta Johanna Weiss, Catherine Samie ou des acteurs de l’Académie sont liés à celui de Vigner); une prédilection jamais démentie pour les textes non théâtraux, pour une langue dont l’essence, avant tout poétique, ne se plierait pas aux lois du théâtre, permettant, comme le dit RÉGY, d’«inventer la représentation de ce qu’on ressent à travers l’écriture»; un même amour de la littérature en général, et de celle de MARGUERITE DURAS en particulier... Il est en effet remarquable que dans leurs parcours respectifs, la figure et les romans de DURAS occupent une place charnière. De La Pluie d’été (en 1993) à Gates to India Song (qu’il s’apprête à créer en Inde), la langue de DURAS n’a cessé en effet de guider le parcours d’ÉRIC VIGNER; de même, c’est en mettant en scène L'AMANTE ANGLAISE que, en 1968, CLAUDE RÉGY jeta les bases du théâtre tel qu’il n’a cessé de le pratiquer depuis. Un théâtre de l’ascèse et de la contemplation, dans lequel la dilatation extrême de la diction, l’apparent engourdissement de la langue n’ont d’autres buts que de rendre celle-ci plus aiguë, plus vibrante; un théâtre du silence et de la pénombre, en forme d’expérience initiatique, ainsi qu’en témoigne La Barque le soir, tirée du «roman» éponyme du Norvégien Tarjei Vesaas, qui est présentée à Lorient cet hiver... Tout naturellement, on a donc commencé à parler de l’écriture durassienne...
Deux ou trois choses qu’ils savent D’elle
CLAUDE RÉGY : « En lisant les romans de MARGUERITE DURAS, j’avais vu, dans sa bibliographie, qu’il existait une pièce de théâtre, Les Viaducs de la Seine-et-Oise. Je lui ai téléphoné pour lui demander les droits, qu’elle m’a donnés, et je pense que dès les répétitions, elle s’est rendu compte qu’en obéisssant à certaines lois du théâtre — deux actes, deux décors, des figurants — elle avait amenuisé son écriture. Elle est rentrée chez elle, et elle a fait un roman exactement sur le même sujet, qui s’est appelé L'AMANTE ANGLAISE. Ayant renoncé au théâtre pour revenir au roman, avec sa logique bien à elle, elle m’appelle en me disant: “Il faut que tu lises ça, L'AMANTE ANGLAISE, on peut faire du théâtre avec ça.” C’était pour moi aussi une grande nouveauté : la porte ouverte pour monter des textes non théâtraux, ce dont je ne me suis d’ailleurs absolument pas privé depuis... Mais, surtout, le phénomène avec L'AMANTE ANGLAISE, c’est qu’il était impossible de faire une mise en scène. Parce qu’il s’agissait uniquement de questions-réponses entre deux personnes. J’avais placé un acteur sur scène, assis sur une chaise, et un autre dans le public, que les spectateurs ressentaient, mais ne voyaient pas. Or, en écoutant les gens nous parler du spectacle, on s’est aperçu qu’ils avaient vu un véritable film: le pavillon en pierre meulière, les escaliers menant aux chambres, la cave où elle avait découpé un corps en morceau, les rambardes d’où elle jetait les morceaux de cadavre dans des wagons de marchandises... Ils avaient vu tout ça! C’était bien la preuve que l’écriture a en elle-même une puissance dramatique et qu’on peut en faire l’élément central du travail. C’était pour moi une découverte fabuleuse, que je dois à MARGUERITE DURAS. C’était en 1968, date charnière. Plus tard, il y a eu ma découverte des traductions de la Bible par Henri Meschonnic, qui parle de la théâtralité inhérente au langage: si l’on s’attache à cette théâtralité-là, ce n’est pas la peine de se servir des autres moyens de la théâtralité conventionnelle dominante... Plus tard encore est venue ma rencontre avec le théâtre de Sarah Kane, qui a fait la même révolution à l’intérieur de son œuvre: à partir de Manque, sa quatrième pièce, elle a décrété qu’elle en avait assez de ces images violentes, qu’elle voulait que les images soient formées par le texte seul. Dans 4.48 Psychose, on trouve ainsi cette phrase que je cite souvent: “Rien qu’un mot sur une page, et il y a le théâtre...” Depuis L'AMANTE ANGLAISE, cette idée simple a donc suivi l’ensemble de mon théâtre jusqu’à maintenant. »
ÉRIC VIGNER : « Pour moi, c’est pareil : en découvrant par hasard La Pluie d’été, grâce à Bénédicte, pour les besoins d’un atelier au Conservatoire, je me suis dit qu’il était formidable de pouvoir faire du théâtre avec ça... Ce qui m’intéresse, en fait, c’est le processus, qui est lié aussi au processus de l’acteur: à quel moment rentre-t-on dans la fiction, devient-on un personnage, et à quel moment on en sort ? Tous ces va-et-vient qu’il était possible d’expérimenter avec les acteurs m’ont ouvert des échelles d’interprétation infinies. À partir du moment où j’avais découvert ça, tout devenait possible. Et cette “méthode”, cette forme de dramaturgie durassienne a été pour moi une bible sur laquelle je travaille toujours: je l’ai appliquée à bien d’autres textes que j’ai montés, y compris des textes classiques... Mais c’est un processus qui exige des acteurs une très grande responsabilité: c’est-à-dire que, d’une certaine façon, à un moment donné, le metteur en scène doit s’effacer... »
C. R. : « Mais il peut quand même aider les acteurs à avoir des repères ; à savoir comment faire en sorte que le texte soit créateur d’images... Il ne s’agit pas pour l’acteur de parler pour dire les choses, mais de trouver un mode de parole qui fasse qu’en même temps, on transmette des images et des sensations. Et ce, sans image représentée. C’est donc par sa manière de dire le texte, par l’imaginaire dont il dispose et par sa façon de le transmettre au public, que l’acteur va pouvoir donner au public la faculté et le désir de faire à son tour fonctionner son imaginaire; c’est-à-dire de prendre en charge une part d’écriture et une part de spectacle, de mise en scène. En fait, il faut déléguer au public les principaux éléments de notre travail. »
E. V. : « Je travaille en ce moment sur deux textes de Duras, Le Vice-Consul et India Song, que je vais adapter en Inde sous le titre Gates to India Song. Or, au centre du Vice-Consul, il y a ce bref passage où le personnage arrive enfin à décrire quelque chose, par la littérature, de la passion qu’il a pour Anne-Marie Stretter — trois phrases : “Il s’était produit comme un déchirement de l’air. Sa jupe contre les arbres. Et ses yeux m’avaient regardé.” »
C. R. : « “Il s’était produit comme un déchirement de l’air...” Voilà une phrase qui, du point de vue de la logique absolue, n’a pas de sens. Et justement, en cela, elle ouvre la voie à de nouveaux sens inexplorés, qui sont en train de naître, de se faire. Et cela fait rêver beaucoup plus qu’une phrase claire et logique. C’est de la poésie, je dirais. Mais je pense que toute écriture valable est un poème — MARGUERITE DURAS elle-même ne faisait aucune distinction entre poésie et littérature... »
E.V.: « Elle dit qu’il n’y a qu’une seule écriture, et non plusieurs... Quoi qu’il en soit, ces trois phrases, si tu les dis comme ça, il ne se passe rien. Tout notre travail est de faire en sorte que l’acteur qui va prononcer cette phrase permette au spectateur de s’y projeter, d’éprouver quelque chose; de rentrer dans ce “déchirement de l’air”... Quelle est ta méthode, à toi? Comment ferais-tu, avec un acteur, si tu devais mettre en scène cette phrase? »
C.R.: « D’une part, tous les acteurs ne sont pas aptes à faire ce genre de travail, loin de là. Et, d’autre part, je pense que, justement, il faut accepter de ne pas savoir. Il n’y a pas d’explication claire, ni de façon de procéder très définie pour traiter ce genre d’écriture, autrement que par l’intuition. En mettant en avant que la passivité est beaucoup plus rentable, si j’ose dire, que l’activité. Et en abandonnant le vouloir et le savoir, en laissant les choses nous traverser, au lieu de chercher à les diriger ou les infléchir. Si l’acteur se laisse traverser, le public va se laisser traverser de la même façon. Et il va donc accéder à une nouvelle perception du langage qui est peut-être très loin de l’intelligibilité... Ça suffit avec l’impérialisme du sens! »
E. V. : « Je suis complètement d’accord avec toi. Dans ce texte qui s’intitule Du théâtre, qui figure dans La Vie matérielle, DURAS dit que, puisqu’il y a un dépassement du sens, on arrive au son. Que la littérature, c’est du son. Elle décrit des endroits où l’on entend des sons rares, inconnus. Et cela me fascine complètement. »
C. R. : « Ce qui est intéressant, c’est l’au-delà de l’écriture. C’est ce que Nathalie Sarraute disait: “L’écriture sert à libérer une matière silencieuse qui est bien plus vaste que les mots.” Dans les deux derniers travaux que j’ai faits, je développe énormément la masse silencieuse. À partir de huit pages, j’arrive à faire des spectacles qui durent une heure et demie : en temps compté, cela représente dix minutes par pages! Il y a donc une masse silencieuse fabuleuse, pendant laquelle le public développe ses propres sensations, ses propres visions et devient ce metteur en scène dont je parlais tout à l’heure. Ce qu’on lui donne, ce ne sont que des propositions pour qu’il puisse être créateur. »
À l’instinct
E.V.: « Tu disais tout à l’heure que n’importe quel acteur ne peut pas faire ça... »
C.R.: « Parce qu’il y a des êtres qui ne sont pas même attirés par ça. Mais je crois que c’est dû, majoritairement, à l’enseignement, qui n’enseigne absolument pas ce genre de choses. Dans les écoles de théâtre et les conservatoires, s’ils nous entendaient parler, ils nous considéreraient comme des dangers pour la profession! C’est pour ça que j’ai fait de l’enseignement: pour essayer d’enseigner autre chose que ce l’on apprend habituellement dans les écoles. »
E. V. : « Encore faut-il pouvoir y accéder, à cette chose, si difficile décrire, qui est peut-être ce que Louis Jouvet appelait le “sentiment”: cette incandescence que l’on trouve chez les grands acteurs tragiques. »
C. R. : « Ceux que l’on appelle les “grands acteurs”, ce sont les acteurs qui ont l’instinct des choses dont nous parlons. Qui, sans les avoir théorisées, sont tombés d’instinct sur la réalité de ces choses-là. »
E. V. : « Mais à quel moment, lorsque tu travailles avec un acteur, sais-tu que c’est “ça” ? J’ai bien vu combien tu es dans l’écoute du travail des acteurs, pendant chaque représentation : il y a des moments où c’est ça, et d’autres où ce n’est absolument pas ça, où ce qui était là la veille a disparu, ce qui te met dans une colère noire. »
C.R.: « Il est délicat de répondre à cette question, parce que l’on pourrait croire que je veux que les acteurs fassent la même chose d’un soir à l’autre, ce qui n’est pas du tout le cas; bien sûr qu’il faut que ce soit différent... Ce que je cherche à éviter, c’est que les acteurs retombent dans une interprétation qui se rapproche d’une espèce de naturalisme dans lequel le sens redevient prioritaire, où l’on dit des choses pour le sens—et non en essayant d’inventer une sorte de langage, de travailler sur la transposition des sons et des rythmes, sur le dépassement du langage qui échappe aux critères de l’intelligibilité. Si je tiens à être présent à toutes les représentations, c’est parce que le public agit forcément, inconsciemment, sur la normalisation du jeu. Parce qu’il n’a pas envie d’être dérangé dans ses habitudes. Donc, sans le savoir, l’acteur se laisse tirer vers un retour à une normalité majoritaire. Il est donc très important d’essayer de sauvegarder tout le travail qu’on a pu faire pour changer la nature même du langage...Meschonnic a d’ailleurs une formule excellente pour dire ça: “L’ordre des mots n’est pas l’ordre des mots.” C’est-à- dire que l’ordre habituel, syntaxique des mots—sujet, verbe, complément — n’est pas la langue la plus intéressante... »
E. V. : « Je pense en tout cas que ce travail que tu as mené toutes ces années, depuis si longtemps, est relié à une histoire fondamentale, à une histoire de l’art de l’acteur et de l’interprétation française; à cet art français de l’acteur lié à la diction, à la prise en corps de la langue et à une certaine forme de distanciation. »
C.R.: « Je connais très mal le théâtre français, et je me suis attaché à ne monter que des auteurs étrangers, à part Emma Santos. Parce que je considère que DURAS est une “enfant jaune” (c’est elle- même qui le disait), Sarraute, une juive russe... Pourquoi ai-je monté presque uniquement des auteurs étrangers? Parce que, justement, je m’aperçois de tout ce qu’apporte ce travail entre deux langues. Et parce que, s’il y a une langue idéale, c’est peut-être justement cette langue-là. Quand on fait un travail de traduction, un traducteur “normal” lit le texte dans la langue originale et se fait une idée, une conception—même si elle se transforme un peu — pour trouver l’équivalent dans ce qu’on appelle la “langue d’arrivée”. Mais ce temps-là, qui s’écoule entre le moment où l’on part de la langue de départ et où l’on arrive à la langue d’arrivée, c’est peut-être là où il y a comme une langue idéale, qui n’a pas de signes, qui n’a pas encore de sons. Et cet écart-là m’intéresse beaucoup. Je crois que ça m’a aidé à ouvrir des portes vers des choses non répertoriées et non utilisées dans la “normalité”.
Pour en revenir à ta question, je ne vois pas du tout comment on peut tracer une frontière entre les Français et les autres nationalités. Je ne crois pas qu’il existe un style de jeu d’acteur qui soit spécifiquement français. Et il me semble qu’il y a, à l’étranger, des acteurs absolument magnifiques, qui sont beaucoup plus près de ce dont on parlait tout à l’heure que la majorité des acteurs français que l’on voit sur nos scènes et dans ce “temple” du théâtre français que devrait être la Comédie-Française. »
E. V. : « Je crois comprendre ce que tu dis sur cette troisième langue et je trouve ça passionnant, mais ce n’est pas ce que je voulais essayer de dire en parlant d’un théâtre français. Je voulais témoigner d’une histoire de l’art dramatique et de l’art de l’acteur lié à la culture et à la langue française. Quand j’ai eu l’occasion de travailler avec Catherine Samie, qui a passé cinquante années de sa vie à la Comédie-Française, sur Savannah Bay de Duras, il y a eu une rencontre avec elle. On voit bien que c’est quelqu’un qui est dépositaire dans son corps d’une histoire de transmission de l’art de l’acteur spécifiquement français, lié à l’art de la diction, de la respiration — ce que Louis Jouvet par exemple a essayé de transmettre à ses élèves quand il était professeur au Conservatoire avec ses trois principes fondamentaux : diction, respiration et sentiment. Ce que le « Cartel des quatre », les Dullin, Copeau, avaient inventé dans les années 1920 au plan de la formation des acteurs. Catherine a appris son métier sur le tas par la fréquentation des rôles, c’est une grande actrice de théâtre et elle a su saisir quelque chose de l’univers de MARGUERITE DURAS, de cette zone insondable, douloureuse... Je pourrais dire la même chose de Catherine Hiegel qui formait couple avec elle pour Savannah bay. La Comédie-Française a au moins une vertu, c’est d’avoir été continue, depuis sa création jusqu’à maintenant. C’est une histoire continue de plus de trois siècles où la transmission se fait d’acteurs à acteurs finalement et de rôle en rôle. Et c’est justement parce qu’il y avait ce point continu que l’on a pu aussi travailler des contrepoints. Je pense qu’une grande partie des expériences théâtrales innovantes ou des grandes périodes de la mise en scène en France sont allées contre la Comédie-Française, en un sens. Même toi, j’imagine, quand tu as décidé, à un moment donné, de faire un certain type de théâtre, c’était contre quelque chose. Pas seulement pour... »
C.R.: « Ce n’était ni pour ni contre. Avec le recul, quand je regarde de loin, maintenant, ces quelques soixante ans de travail, je vois qu’il y a une logique, mais, sur le moment, ces choix m’ont semblé guidés plutôt par une espèce d’instinct aveugle que je ne comprends pas... J’en ai donc profité pour théoriser qu’il vaut mieux être aveugle et travailler sans exactement théoriser ce qu’on veut faire, ce qu’on est en train de faire. »
E.V.: « Je suis d’accord avec toi. Je ne veux pas théoriser, établir et reproduire une méthode avérée, il faut tourner autour des choses pour pouvoir les saisir—cela peut être trivial, spirituel, intuitif, joyeux... Mais si on est doctrinaire, on bloque tout — le flux, la porosité... Une fois qu’on conceptualise intellectuellement ce qu’on est en train de faire, on est mort. »
Transmissions, filiations
C. R. : « Les jeunes gens de ton Académie, ils y restent combien de temps ? »
E.V.: « Une année encore, jusqu’en décembre 2013. »
C.R.: « Seulement un an? Et après, ils changent? »
E. V. : « Je ne sais pas encore, c’est la première fois. C’est une expérience — de vie, de recherche, de travail — absolument inouïe, d’une incroyable richesse. Mais je ne veux pas la reproduire à l’identique, je dois me poser des questions par rapport à ce que pourrait être un prochain groupe... Mais le fait d’avoir eu du temps, de s’être donné du temps pour travailler, d’avoir partagé cette aventure avec tous ces gens qui sont dans un moment de passage dans leur vie d’acteur ou de metteur en scène, c’est une expérience de fou! Pour moi, le théâtre, ça ne s’apprend pas à l’école, ça commence quand tu as les spectateurs avec toi. Tu as beau avoir tout préparé—texte, déplacements, lumières—c’est là que tu commences à travailler véritablement le théâtre: le public, comme tu le disais, agit inconsciemment sur le spectacle, et la matérialité du théâtre n’est que dans ce rapport qui se fait et se défait en même temps... C’est pour cette raison que j’ai inventé cette Académie: pour trouver un système qui ne soit pas une école, ou du moins pas seulement, pas seulement un laboratoire, et pas seulement un processus de production classique d’un spectacle... Finalement, le Conservatoire était pour toi un peu comme un laboratoire. Je me souviens très bien que lorsque tu travaillais, le théâtre à l’italienne du Conservatoire était fermé, on ne pouvait pas rentrer, comme s’il était en train de se passer quelque chose de mystérieux, qu’on ne découvrait bien souvent qu’aux journées de présentation... »
C. R. : « Je crois que ce qui s’est passé au Conservatoire — et qui m’a d’ailleurs mis un petit peu en situation difficultueuse — c’est que j’ai renversé la règle selon laquelle il faut travailler sur les classiques pendant très longtemps, pour pouvoir, un jour, appliquer les règles des classiques aux modernes. Pour ma part, je pense l’inverse; c’est-à-dire que les classiques sont déjà ancestraux, inscrits dans nos cellules depuis l’école, et qu’il vaut mieux commencer par des auteurs contemporains, voir ce que ceux-ci ont à nous apprendre sur le langage, pour ensuite essayer d’appliquer aux auteurs classiques ce qu’on a compris grâce aux contemporains. Une fois cette chose faite, cela ouvrait la voix à toute une expérimentation sur le jeu, qui pouvait être une occasion de renouveler la façon d’aborder les auteurs classiques. »
E. V. : « Cette époque-là, au Conservatoire, était très intéressante et identifiable. Le cœur du théâtre d’art français était là. Avec toi, il y avait Mesguich, Michel Bouquet par exemple, et chacun faisait son travail à l’endroit où il le croyait juste, les travaux étaient dans mon souvenir d’une très grande intensité, très étranges et très singuliers. Il n’y avait pas de différence entre les mises en scène que tu faisais à Chaillot au même moment et ton travail au Conservatoire. »
C. R. : « Aucune. Il n’y a aucune différence entre un élève et un acteur. Je ne crois pas à la supériorité de la maturité. J’ai toujours cherché à casser cette frontière entre les élèves et les professionnels. Et il y a énormément d’élèves que j’ai fait jouer dans mes spectacles. »
E. V. : « Je n’ai pas l’impression qu’aujourd’hui, au Conservatoire, il y ait des chercheurs, comme toi, qui travaillent avec de jeunes élèves. Tout à coup, l’école est redevenue un endroit d’apprentissage de la “connaissance connue” (sourire)... et, pour moi, c’est une régression. Parce qu’il faut absolument que les écoles d’art le restent: qu’elles permettent de pousser les gens vers leur désir le plus inconnu, pour qu’ils deviennent des artistes dans leur travail. En faisant passer les épreuves d’admission à l’école du Théâtre National de Strasbourg, l’an dernier, j’avais été frappé par cette normalisation, cette uniformisation : sur les 850 jeunes gens qui voulaient devenir acteurs, issus de tous les endroits de formation existant en France, il avait été très difficile d’en choisir cinq ou six dont on pouvait se dire que, peut-être, ils avaient ce don d’être des artistes. »
C. R. : « Il m’a toujours semblé important d’essayer de développer des connaissances dans un certain sens, qui ne soient justement pas le sens majoritaire; car je pense qu’il est important de mettre les jeunes élèves qui veulent faire ce métier en face de ces propositions différentes. En outre, même si c’est un lieu commun, je suis certain que la fréquentation des élèves apprend beaucoup au professeur, pour peu qu’il soit ouvert à ça. Continuer, après le Conservatoire, à travailler dans les écoles, m’a maintenu en contact avec une génération qui n’est pas la mienne. »
E.V.: « En fait, on travaille le théâtre que l’on désire faire avec des gens qui sont disponibles à ce moment-là, on fait un bout de parcours avec eux, et après, on change... C’est toujours à un endroit de l’avancée de son travail. Ce que je partage, je pense, avec toi, c’est qu’au départ, tout est très, très flou ; les choses sont là, mais comme dans le brouillard. Et, petit à petit, tu commences à être de plus en plus précis par rapport à ce que tu cherches et ce que tu veux, à la façon dont tu travailles avec les acteurs. Lacan disait que l’amour est toujours réciproque. De même, dans la transmission, il n’y a pas le maître d’un côté et les disciples de l’autre : on travaille tous ensemble. »
CLAUDE RÉGY en 6 dates
1923 naissance à nîmes dans une famille de militaires.
1952 première mise en scène : Dona rosita, pièce de federico garcia lorca inédite en france, avec sylvia montfort et Philippe noiret.
1968 créée au TNP de chaillot, L'AMANTE ANGLAISE, de MARGUERITE DURAS, sera reprise pendant plus de 20 ans.
1981 commence à enseigner au conservatoire, où il restera jusqu’en 1986. la même année, il donne en création française la trilogie Du revoir de Botho strauss.
1998 présente holocauste, de charles reznikoff, dans l’ancienne forge industrielle d’inzinzac-lochrist.
2013 après un mois de représentations à guichets fermés dans le cadre du festival d’automne à Paris, la Barque le soir arrive à lorient en janvier.