En créant l’Académie, avec de jeunes comédiens originaires des quatre coins du monde, ÉRIC VIGNER invente à Lorient une nouvelle aventure théâtrale : un espace de rencontres, de transmission, de recherche et de production.
Texte Jean-François Ducrocq
Photographie Alain Fonteray
L’usage du monde
« Les Bretons sont souvent d’étonnants voyageurs. J’appartiens à cette culture de gens qui prennent volontiers des bateaux, des avions, qui vont voir ce qui se passe ailleurs. » ÉRIC VIGNER sait de quoi il parle. Il ne s’est jamais fait prier pour quitter ses lieux d’origine et porter son art théâtral sous d’autres horizons. Séoul, Atlanta, Tirana, Montréal, Moscou, Sidney, Calcutta, Delhi, Bombay... Des fugues aussi ponctuelles que régulières pour aller se confronter à d’autres grammaires, d’autres territoires de signes et de symboles; des échappées semblables à celles qu’envisageait Nicolas Bouvier lorsqu’il écrivait : « La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir. »
Comme l’écrivain voyageur, le directeur du Centre dramatique de Bretagne a, chemin faisant, érigé le voyage en principe de rencontres. Il ramène à son tour sur son territoire quelques-uns des artistes rencontrés au fil de ses périples, comme lors des événements De l’Orient à Lorient où le Théâtre national de Tirana et le Théâtre national de Corée jettent l’ancre au CDDB. Mais ÉRIC VIGNER caresse l’utopie d’une aventure de théâtre qui réunisse plus durablement Lorient, son port d’attache, et cet Orient rêvé depuis l’enfance. Il imagine pour cet ancien port de commerce, qui vit le jour avec la Compagnie des Indes, un lieu d’échanges ouvert sur l’extérieur où circulent les arts et les lettres : « J’avais depuis longtemps le désir de créer une variation libre de l’Académie de Platon, explique ÉRIC VIGNER. Un jardin, un espace de transmission où des gens se promènent et apprennent la rhétorique en marchant. Un petit cercle où des gens sont en apprentissage et où d’autres viennent partager leur savoir d’une façon démocratique et égalitaire. »
C’est finalement son goût de l’altérité qui va orienter la trajectoire de cette aventure de transmission théâtrale et lui donner son élan et son souffle. En automne 2010, Éric crée L’Académie: de jeunes comédiens vont s’installer à Lorient pour une durée de trois ans et travailler autour de trois textes d’auteurs français. Ils s’appellent Eye, Hyunjoo, Vlad, Lahcen, Tommy, Nico, Isaïe. Originaires du Mali, de Corée du Sud, de Roumanie, du Maroc, de Belgique, d’Allemagne et d’Israël, de nationalité française ou étrangère, ils sont tous de cultures, de langues maternelles et de couleurs différentes. Cette jeunesse venue d’ailleurs va partager la vie d’un théâtre, le CDDB, et passer trois années entières à apprendre, chercher, travailler le théâtre et le faire circuler. Les jeunes académiciens vont rencontrer des philosophes, des historiens, des artistes... comme Jean-Claude Monod, Christian Biet, Boris Charmatz ou encore Michelle Kokosowski, la fondatrice de l’Académie expérimentale des théâtres. Et travailler sans relâche sur le plateau.
Un atelier continu, un chantier perpétuel
« Le principe fondateur de l’Académie, explique ÉRIC VIGNER, c’est le livre. C’est sur la scène du langage que se joue l’essentiel. Qu’ils soient d’hier ou d’aujourd’hui, les textes que nous avons choisis sont tous des énigmes qui renvoient diversement à nos préoccupations actuelles et se caractérisent par un travail sur la langue française, un dessein esthétique. » Une traversée au cœur de trois écritures différentes et singulières. Dans La Place royale, la perfection du vers de Pierre Corneille se double d’une méditation qui traverse les siècles sur la jeunesse, l’engagement amoureux et la liberté; avec Guantanamo, Frank Smith se situe dans la lignée de l’objectivisme poétique de Charles Reznikoff, un théâtre documentaire en prise directe avec le réel, conçu à partir d’interrogatoires de détenus de l’enclave cubaine dans une langue neutre, sans apparente volonté de juger; enfin La Faculté, pièce du cinéaste Christophe Honoré, est une tragédie contemporaine, un drame urbain aux allures de fait divers servi par une écriture vivante, tour à tour crue, onirique, élégiaque. Trois textes qui, du classique au contemporain, sondent les zones d’exclusion, les marges et interrogent ce qui nous lie aux autres et aux événements.
Comment les académiciens transmettront-ils cette langue étrangère qu’est devenu aujourd’hui, pour nous, l’alexandrin classique et la singularité de la dialectique cornélienne ? Comment témoigneront-ils de l’incompréhension fondamentale qui existe entre les accusés, bergers et jardiniers venus du Yémen ou d’Ouzbékistan... et les interrogateurs américains? Comment porteront-ils la parole poétique et contemporaine d’Ahmed, Jérémy, Souad, Harouna et diront-ils la tragédie qui se tisse silencieusement dans les plis de la société française?
Au cours de ce voyage d’un siècle à l’autre, d’une écriture à l’autre, les accents des jeunes académiciens, le frottement de leurs différences linguistiques et la mosaïque de leurs origines composent une polyphonie qui fait vibrer les textes de façon inattendue. Mais pour le directeur du CDDB, le principe de création importe au moins autant que ce qui en résulte : « Le processus, c’est le cœur battant du théâtre, un atelier continu, un chantier perpétuel. »
Quelque chose d’un nouveau monde
ÉRIC VIGNER reste fidèle à Marguerite Duras dont il monta La Pluie d’été en 1993, prélude à une amitié aussi immédiate qu’indéfectible entre le metteur en scène et l’écrivain. Duras qui, entre écriture, réécriture et ressassement, ne cessait de déchiffrer la même histoire. « Si elle aimait le théâtre, expliquait Claude Régy à Jean-Pierre Thibaudat il y a quelques années dans Libération, c’est aussi parce que l’œuvre ne s’arrêtait pas au livre publié. L’écriture pour elle ne finissait jamais. Quand elle me lisait un texte, elle le réécrivait et, en répétition, c’était la même chose : « Je l’entends dire ça », disait-elle. Et elle l’écrivait. Un mouvement incessant qui brassait une même matière où l’écriture n’est pas non plus séparable de la parole. »
Une écriture indissociable de la vie, continuellement irriguée par l’expérience du métissage identitaire mais aussi linguistique que Duras vit lors des dix années passées en Indochine. « Cette tonalité arythmique, ce rejet de la syntaxe, ce frottement entre deux cultures, c’est inouï, ajoute ÉRIC VIGNER. Ce que Marguerite Duras m’a transmis, notamment, c’est que l’intérêt qu’elle portait à la littérature excède le sens, la sémiologie, et que l’art oratoire du théâtre a affaire avec ce qu’on n’entend pas dans la vie courante. Elle touche des choses primitives, non préméditées, non pensées, elle me donne la liberté d’aller chercher quelque chose que je n’ai pas encore entendu, que je cherche avec mon corps, ma marche, mon souffle. Il n’y a pas de petite ou de grande porte pour entrer dans le livre. Comme dit Dubillard, « N’importe quel endroit est le bon si c’est par lui que l’on est entré”. »
Les sept jeunes acteurs de l’Académie ont travaillé autour des textes de Marguerite Duras. En mai 2011, à Lorient, lors d’une manifestation consacrée au Vietnam, ils présentent une lecture de L’Eden Cinéma. C’est la première fois, après des mois de travail souterrain, qu’ils proposent leur travail au public. Depuis, le « club des sept » a fait du chemin et vu du pays. Brest, Angers, Orléans, Saint-Brieuc, Blois, Reims, Caen, Valence, Montpellier, Toulouse, Marseille, Bordeaux, Tarbes... En tout plus de quatre vingt dates, dans toute la France. « Le théâtre ne s’apprend pas seulement dans les écoles, il faut le mettre en circulation, aller le chercher, le faire advenir face au public. »
En 1992, soit une vingtaine d’années avant de créer l’Académie, ÉRIC VIGNER écrivait : « Il faut commencer à construire, à chercher pour l’avenir. Je trouve très difficile aujourd’hui de représenter une œuvre cohérente dans une structure classique. Les choses ne vont pas ainsi aujourd’hui. Je crois qu’on ne peut voir que par bouts, par fragments, et que de la mise en confrontation, en tension, de ces fragments naîtra peut-être quelque chose d’un nouveau monde, je ne sais pas lequel. » Vingt ans après, les choses ont peu changé. Il faut toujours commencer à construire, continuellement chercher pour l’avenir, créer des confrontations pour faire naître « quelque chose d’un nouveau monde » : le monde ancien toujours défait, effacé, perpétuellement redéchiffré. Et, bien sûr, c’est Duras qui a le dernier mot : « C’est ce que j’appelle avancer. De détruire ce que j’ai fait. »