La Revue du Théâtre
Juillet · 1993 · Delphine Lescuyer
Liberté chérie: rencontre avec de jeunes metteurs en scène
Ils esquissent un sourire rapide, puis froncent soudain un sourcil incrédule : "On ne sait pas comment nous appeler... Les "jeunes metteurs en scène", c'est la nouvelle génération, ceux que l'on monte en choucroute, en charpie, mais nous sommes tous très différents." Olivier Py, Stanislas Nordey, Didier-Georges Gabily et ÉRIC VIGNER bénéficient actuellement d'un large crédit auprès des professionnels de théâtre. On leur laisse même carte blanche. Leurs mises en scène sont de toute évidence intéressantes, significatives d'une démarche artistique spécifique. Ils ont réussi leurs premiers pas au théâtre.
Rencontrés tous les quatre, ils se sont prêtés au jeu des questions posées et, chacun en son nom, ils nous disent leurs débuts, leur parcours, leurs influences, leurs attentes et leurs audaces... Pour que l'apprentissage des uns servent à d'autres, plus jeunes, qui n'ont pas encore de crédit, voici les paroles de ces jeunes créateurs.
Désir, naissance et nécessité de l'art. Avant la "reconnaissance", il y a le parcours de chacun. Les débuts ne sont pas faciles à définir, trop proches, trop présents encore, même s'ils les racontent déjà au passé.
ÉRIC VIGNER : “La compagnie Suzanne M est née en septembre 1990, dans une usine à matelas désaffectée d'Issy-les-Moulineaux. Avec la création de La Maison d'os de Roland Dubillard, nous avions fait nôtre sa maxime: "Mieux vaut parler comme on veut que comme il faut, ou sinon je vais me taire, c'est à choisir." Ce spectacle était manifeste d'une volonté artistique, esthétique et monde de faire ici et maintenant un théâtre libre, loin des tours et détours idéologiques, loin du triomphe du faux-semblant lié à l'exercice d'un théâtre englué dans le consensus mou.
"Nous avons fait l'apprentissage de notre liberté, dans cette usine. Pas d'argent mais un groupe, trente "participants", un lieu magique au service d'un grand texte métaphysique contemporain. Nous avions la foi. De cette expérience inoubliable sont nées les valeurs qui fondent aujourd'hui l'existence de la compagnie."
Remerciements et malentendus. L'accès à la "cour des grands" a quelque chose d'initiatique : il suffit parfois d'une rumeur, d'un bon article ou d'une heureuse rencontre pour, enfin, franchir le seuil du "sérail".
ÉRIC VIGNER : "Au départ, l'institution n'avait pas été sollicitée, c'était une entreprise privée, l'usine appartenait à Éric Danel (le mécène de la compagnie), et je lui dois beaucoup. Sans ce lieu et sans la volonté des acteurs, rien n'aurait pu advenir. Nous devions jouer cinq fois en tout et pour tout, puis il y a eu cet article de Jean-Pierre THIbaudat dans Libération, et nous avons décidé de rejouer quelques mois plus tard. Jean-Claude Penchenat avait déja acheté le spectacle pour la saison suivante. Puis Alain Desnot nous a proposé de recréer La Maison d'os dans le socle de la Grande Arche de la Défense pour le Festival d'Automne. Le ministère nous a accordé une aide exceptionnelle, et, pour la première fois, les acteurs ont pu être rémunérés. Ce n'était pas suffisant, mais grâce à La Maison d'os, Brigitte Jaques, François Régnault et Jacques Blanc se sont associés pour produire le spectacle suivant. C'est ainsi que la compagnie a mis le pied à l'étrier de l'institution avec Le Régiment de Sambre et Meuse."
Production et liberté. Les jeunes metteurs en scène connaissent des pressions multiples. Presse, public et producteurs ne sont pas toujours prêts à se laisser déranger, et la liberté de la création est toujours à reconquérir.
ÉRIC VIGNER : "Quand on entre dans l'institution, il faut redéfinir les conditions de sa liberté, ne pas céder sur son désir et gérer des contraintes, on en fait l'apprentissage spectacle après spectacle. Le rapport à l'argent est déterminant. Il a changé ces dernières années, l'argent a pris le pas sur la valeur créatrice de l'artiste. "L'imagination au pouvoir." J'ai le sentiment aujourd'hui d'être un équilibriste, et le fil n'est pas si solide."
Père(s) inconnu(s). On les appelle parfois "les enfants du Conservatoire". Certes, ils respectent les aînés, les admirent mais, pour eux, pas question de faire du théâtre avec cette nostalgie-là. Ces enfants-là sont curieux et voilà tout.
ÉRIC VIGNER : "J'ai une grande admiration pour Matisse, l'exaltation de la vie, la joie des couleurs, le mouvement, les arabesques. Je viens des Arts plastiques, mon "maître" était un peintre. Parmi les metteurs en scène, j'aime le travail de Peymann, de Grüber, de Ronconi. J'apprécie ce qui se fait ailleurs, dans les autres diciplines. Du point de vue du travail, des idées, de la pensée sur le théâtre, je me sens proche d'Antoine Vitez mais aussi de Vilar et, avant lui, de Jouvet. Mais c'est à Suzanne M. que je dois tout, cette femme dont la compagnie porte le nom. Rien ne remplace l'intelligence du cœur, je revendique l'incompréhensible, l'indescriptible, l'inexplicable et j'aspire au non-sens."
Ne pas céder sur son désir. C'est le mot d'ordre d'une génération qui n'en est pas une, d'artistes qui pressentent que le plus dur reste à venir.
ÉRIC VIGNER : "Ia nécessité de faire du théâtre, elle est dans le sang, comme le crime... Elle m'appartient totalement, m'habite et me pousse sans que je sache pourquoi. je crois toujours au théâtre. Au théâtre humaniste, au théâtre qui affirme la nécessité de l'art et de la poésie, par opposition au spectaculaire et au "cultureux". Être libre."
Delphine Lescuyer est étudiante en maîtrise d'études théâtrales (université de Paris III).