L'Académie: un théâtre de Babel · Trois textes et trois spectacles · SABINE QUIRICONI
L’Académie est un projet de théâtre conçu par ÉRIC VIGNER tout à la fois comme un espace de transmission, de recherche et de production, où se rencontrent, sous le signe de la diversité, des textes, des savoirs et des pratiques. Le metteur en scène a réuni sept jeunes acteurs : ils sont originaires du Maroc, de Corée du sud, de Roumanie, d’Allemagne, de Belgique, du Mali et d’Israël. Tout les distingue : histoire, culture, formation, langue d’origine, couleur de peau. De nationalité française ou étrangère, ils ont accepté de constituer pendant trois ans une même équipe et de s’installer dans la ville de Lorient, en Bretagne. Ponctuellement, au gré des interrogations soulevées par le travail de plateau, ÉRIC VIGNER invite des chercheurs, philosophes, scientifiques, artistes venus d’autres horizons, à les rencontrer, à partager avec eux leurs questionnements et à exercer leur regard sur les projets en cours.
Trois textes
Trois livres, trois écritures singulières, irriguent le travail : LA PLACE ROYALE de PIERRE CORNEILLE, GUANTANAMO de FRANK SMITH, LA FACULTÉ de CHRISTOPHE HONORÉ. Ils renvoient, diversement, au monde d’hier et à celui d’aujourd’hui, à nos préoccupations nouvelles et à notre mémoire de l’histoire. Ils empruntent à plusieurs genres : la comédie classique du XVIIème siècle, qui choisit pour décor l’architecture fort théâtrale de la place royale (l’actuelle place des Vosges à Paris) ; le témoignage littéraire sur les interrogatoires menés dans le camp de Guantanamo, zone de non droit interdite aux regards et dont l’existence attise les polémiques les plus brûlantes et les plus actuelles ; le drame contemporain, urbain, situé dans la banlieue parisienne, qui évoque, par sa structure, la technique du montage cinématographique et, par sa fable, les plus sanglants faits divers.
Ces trois œuvres, qu’apparemment tout distingue, ne forment ni une trilogie ni un triptyque mais constituent bien les trois volets d’une unique recherche, menée d’un seul mouvement.
Les textes sont travaillés dans un même temps. Ils deviennent en quelque sorte contemporains les uns des autres, ce qui permet d’opérer de multiples allers retours entre l’ancien et le nouveau, la comédie cornélienne et les autres écritures, la forme canonique d’un théâtre inspiré par un pouvoir monarchique fort et centralisateur – la place investie par CORNEILLE est bien « royale » en ce qu’elle a été construite pour rappeler que le souverain rayonne au centre du monde qu’elle évoque – à des matériaux scéniques témoignant d’un monde – le nôtre, aujourd’hui – où le pouvoir est diffracté en mille réseaux complexes et souterrains. Comment le spectacle d’un ordre ancien qui s’incarne, sous la plume du dramaturge du XVIIème siècle, en un flamboyant et ludique carrousel amoureux au cœur du quartier le plus chic et le plus moderne de l’époque, peut-il résonner avec les tentatives de FRANK SMITH ou de CHRISTOPHE HONORÉ qui, par leur fiction, sondent les zones d’exclusion et les marges ?
Le théâtre, d’un siècle à l’autre, fait toujours peser le soupçon sur la part visible du monde et sur ses représentations. Du XVIIème siècle à nos jours, les textes choisis désignent toujours les lignes de fuite et les points aveugles de l’espace, la part ombreuse et insaisissable de l’être, ce qui se terre et se tait – ou est tu. À leur manière et selon des fables et des formes qui conviennent à leur temps, ils circonscrivent immanquablement le lieu secret d’un crime – symbolique ou réalisé.
C’est sur la scène du langage que se joue, en définitive, l’essentiel, et que se déjouent les séductions du visible. L’alexandrin classique – véritable langue étrangère ; l’écriture très économe de FRANK SMITH – qui traduit des abîmes d’incompréhension entre des accusés yéménites, saoudiens, pakistanais, afghans... et les membres du tribunal qui les interrogent en américain alors que les premiers ne le parlent pas ou peu ; la parole métissée de LA FACULTÉ où Ahmed, Jeremy et leurs camarades apprennent les langues étrangères en rêvant d’ailleurs et d’exil... à sa façon, sonore et poétique, chacun des textes crève la surface des images, perce le brouhaha du monde et met à l’épreuve la capacité des langages à se rencontrer, à coexister, à communiquer. Les jeunes acteurs de l’Académie cherchent, au corps à corps avec la diversité des langues auxquelles ils se confrontent, la matière d’un théâtre de Babel.
Trois spectacles
Le travail de l’académie ne consiste pas à confondre les points de vue des trois écrivains choisis ni à édulcorer les particularités de leurs œuvres. Il ne s’agit pas de révéler, dans la lumière douteuse d’un sens commun, une vision uniforme et syncrétique du monde ni de définir des vérités atemporelles. Le metteur en scène et les acteurs sondent plutôt les différences, les écarts, ce qui distingue et divise. Chaque texte est mis à l’épreuve du plateau dans sa singularité – historique, politique, esthétique. Les trois spectacles imaginés sont donc différents. Mais ils ne sont pas indépendants les uns des autres. Si chacun peut être vu comme une unité en soi, tous sont élaborés selon un processus commun, portés par une équipe qui partage ses questionnements et travaille sur tous les textes à la fois. C’est ce processus, dirigé par ÉRIC VIGNER, qui définit la singularité de l’académie. En rapprochant ces œuvres sans les confondre, en les travaillant ensemble, dans le même moment, il est possible de faire entendre ce qui résonne, pour nous, aujourd’hui, dans l’intervalle, entre les spectacles, entre les écritures, entre les membres de l’équipe, entre le public et les artistes. La question sera toujours de savoir comment le rapprochement des différences – humaines, linguistiques, artistiques, historiques, sociales – en un lieu et un temps donné, peut créer des espaces où le sens et l’imagination circulent de façon inattendue – ici et maintenant, sur le plateau et pour chacun d’entre nous, ensemble et séparément.
Il s’agira moins de changer le monde que de tenter d’en être les contemporains.