L'ART DANS LES CHAPELLES · 20ème édition · 2011
Présentation
Éric Vigner est un homme de théâtre mais remarquons qu’il est d’abord plasticien de formation. Il faut souligner que ses œuvres théâtrales interrogent l’espace dans sa relation à la représentation, quand elles ne questionnent pas directement l’élaboration de l’œuvre plastique et le regard évaluateur (Le procès Brancusi 1997).
Ainsi, ses mises en scène théâtrales sollicitent-elles largement le regard du spectateur. Regard, tour à tour empêché ou fasciné, qui se retrouve avec la faculté d’établir des relations à travers des objets scénographiques. Dans La Bête dans la jungle de James à Washington, c’est un rideau de sept mètres de haut constitué de morceaux de bambou dont certains, trempés dans l’encre, dessinent une allée d’arbres. Ce rideau situé en avant-scène est fixe et l’on voit le spectacle à travers. Le spectateur est invité à un parcours perceptif qui suit la lumière au fur et à mesure de l’avancée du récit. Expérience kinesthésique et sensorielle. Entre lumière et ombre, la nuit est pleine de regards arrêtés. Et, en l’absence de fonction visuelle, le spectateur se laisse alors guider par l’ouïe.
La recherche se poursuit dans la création de Savannah Bay de Duras, à la Comédie-Française (2002). Deux rideaux de sept mètres de haut en perles de verre teintées, dont la qualité est de contenir et de diffracter la lumière, donnent à voir un lever de soleil et le ciel du littoral breton où vit Éric Vigner. Ces images s’interpénètrent par transparence, superposition et effacement. Elles ouvrent alors au dépassement des limites provisoires et au décor trompeur. Le spectateur apprend ainsi à voir par-delà les apparences pour mieux entrer dans le théâtre de la vision.
Ce travail sur la lumière, la limite et la porosité s’est finalement développé en noir et blanc dans : Berberi i Seviljes de Beaumarchais en Albanie (2007), In the Solitude of Cotton Fields de Koltès à Atlanta (2008) et Othello de Shakespeare pour l’Odéon à Paris (2009). L’aboutissement de cette recherche s’est concentré sur la réalisation d’un moucharabieh qui sculpte la lumière. Cette toile ouvragée, derrière laquelle on peut voir sans être vu, devient le mouchoir d’Othello et conduit à la mort. Ainsi, chaque objet théâtral est-il au-delà de l’élément scénographique, un symbole fort qui ménage au spectateur des passages visuels, textuels et gestuels, et assure à nos corps une issue au-delà du voir. À Notre-Dame du Cloître à Quistinic, Éric Vigner se souvient du mouchoir d’Othello.
Cette chapelle est frappée par une histoire tragique. En 1944, elle fut un hôpital clandestin pour la résistance, le 24 juillet les allemands donnèrent l’assaut, quatorze personnes y trouvèrent la mort.
Pour le metteur en scène, l’art et le théâtre ont affaire avec le pardon et la consolation. Aussi, l’installation réalisée ici s’inscrit-elle dans l’idée d’une "délivrance aux âmes captives", dernière phrase du Soulier de satin de Claudel qui résonne dans l’intitulé choisi.
Éric Vigner, entretien avec Sandrine Morsillo (maître de conférences en Arts et Sciences de l’art, Université Paris 1), avril 2011.
Extrait du parcours
L'art dans les chapelles invite, chaque été depuis 20 ans, des artistes plasticiens à dialoguer avec un patrimoine d'une richesse et d'une diversité exceptionnelles: des chapelles, pour la plupart des XVe et XVIe siècles, qui jalonnent la vallée du Blavet, dans la région de Pontivy en Morbihan.
Parmi les sites retenus, la chapelle Notre-Dame du Cloître à côté de Quistinic, accueillait encore en 2011 l'installation d'un artiste contemporain: Éric Vigner, artiste lorientais, plasticien, homme de théâtre et directeur du CDDB - Théâtre de Lorient, Centre Dramatique National, une première pour ce festival.
"Le passé douloureux et dramatique de ce site, durant la guerre 1939-1945, m'a interpellé", explique Éric Vigner, en présentant son œuvre réalisée en polycarbonate, à la fois légère et imposante, qui capte et propage la lumière et les couleurs ambiantes. "À ma première visite, j'ai eu un signe, c'était le 24 décembre à 17 h. La lumière était basse, il faisait sombre, il faisait froid, une suite de Bach s'est déclenchée sur mon portable, "les anges" des vitraux étaient magnifiques."
Placée à l'entrée de la nef, l'œuvre se modifie en fonction des deux sources de lumière que laissent filtrer les portes. Un triptyque monumental, marqué par 14 formes inscrites dans la matière, 14 "fenêtres" qui font écho aux 14 âmes des résistants qui ont péri là. À l'occasion du vernissage, ÉRIC VIGNER a affirmé ne pas vouloir faire une œuvre mémorielle, et a exprimé la volonté de libérer les âmes qui peuplent le lieu: souvenir des 14 résistants ayant séjourné et espéré dans cette chapelle qui servait d'infirmerie clandestine de campagne, avant d'être sauvagement abattus.
Délivrance aux âmes captives[1]
"J'ai commencé à travailler sur le vitrail qui est au-dessus de l'autel, un vitrail en trois parties, fait avec du verre blanc. Il ressemble à un ange avec des ailes. C'est un vitrail très artisanal, avec des dessins qui peuvent faire penser à des perspectives, à la fois en deux et en trois dimensions. Ce vitrail protège la chapelle en quelque sorte. J'ai travaillé sur le motif du vitrail. La dernière production plastique que j'ai faite, c'est le décor pour Othello de Shakespeare. L'objet principal c'était le mouchoir "magique" d'Othello, un immense mouchoir de 8 sur 8 mètres. J'étais dans une démarche de l'ombre et de la lumière pour ce mouchoir ouvragé qui laissait passer la lumière par toute une série de broderies... Othello c'est une histoire avec les étrangers, une histoire de confrontation avec l'Autre, pour moi cette histoire rencontrait celle de la chapelle, c'est à dire des français résistants qui rencontrent des étrangers dans un contexte tragique et guerrier. Pour la chapelle j'ai imaginé un demi-soleil plié aux extremités dans un matériau qui sert de support au théâtre, le polycarbonate, à la fois solide et translucide. J'ai placé dans cette matière 14 formes, inspirées par des dessins faits pour Paul Klee, avec des valeurs différentes, du blanc jusqu'au noir. Une œuvre d'art pour moi doit être ouverte, pas trop signifiante. Même si on ne connait pas l'histoire de la chapelle, on doit pouvoir projeter quelque chose. C'est un œuvre qui travaille avec la lumière du jour, il n'y a pas de lumière artificielle. Il n'y a pas de mise en scène autre que l'emplacement de cette œuvre là, son échelle, les 14 formes qui sont inscrites et le travail que va faire la lumière sur cette œuvre pendant la journée."
ÉRIC VIGNER
Le travail d'Éric Vigner s'inscrit toujours dans "la réalité" des lieux qu'il investit: usine, cinéma, cloître, musée, tribunal, théâtre à l'italienne, dans un rapport dialectique au lieu et à l'écriture. Il travaille à déplacer le regard et la posture du spectateur pour que celui-ci devienne l'acteur principal de l'œuvre, avec pour objectif secret de le conduire sensiblement à éprouver quelque chose de son histoire intime et par là même éprouver le sentiment d'exister.
© Photographies : Jutta Johanna Weiss, Alain Fonteray
Textes assemblés par Jutta Johanna Weiss
© CDDB-Théâtre de Lorient