La Revue du Théâtre N°3
Jean Chollet · Janvier 1994
L'espace acteur
Avec sa mise en scène de LA PLUIE D'ÉTÉ de MARGUERITE DURAS, ÉRIC VIGNER inscrit la représentation dans l'ensemble de l'espace théâtral. Une volonté significative déjà affirmée lors de ses précédents spectacles, La Maison d'os de Roland Dubillard (1991) et Le Régiment de Sambre et Meuse (1992). Aujourd'hui, avec cette création, il se confronte au mythique théâtre à l'italienne pour y instaurer un nouveau rapport entre acteurs et spectateurs : un même espace.
C'est dans le cadre d'un atelier de troisième année du Conservatoire supérieur d'art dramatique qu'est né le projet de "mettre en théâtre" le roman de MARGUERITE DURAS : LA PLUIE D'ÉTÉ.
Un texte évoquant l'univers d'une famille d'immigrés installée à Vitry-sur-Seine, en périphérie parisienne. Le père est italien. La mère ukrainienne. À travers la vie au quotidien et les rapports familiaux et sociaux, le récit s'articule autour du fils aîné, Ernesto, qui refuse la scolarité "parce qu'à l'école on m'apprend des choses que je ne sais pas". Une attitude qui fragilise et marginalise encore davantgage l'existence de ces êtres dans une société ordonnée.
Pour la représentation de ce texte, ÉRIC VIGNER rejette d'emblée l'aspect redondant de l'utilisation d'un lieu en correspondance directe avec les situations décrites. Bien au contraire, il choisit une mise en confrontation, qui à première vue peut sembler paradoxale, dans un théâtre à l'italienne. Il utilise la salle du Conservatoire, construite en 1811, classée monument historique et récemment rénovée.
Le théâtre à l'italienne depuis ses origines à l'aube du XVIIe siècle, comme dans ses évolutions jusqu'à la fin du XIXe siècle, exige des conventions à la fois artistiques, techniques et sociales. C'est le théâtre de l'illusion, avec l'utilisation de la perspective et de la machinerie. Il se divise en deux parties bien distinctes : la scène, cadre fermé de la représentation, avec ses cintres et ses dessous, la salle dont l'organisation dans l'or et le velours reflète un ordre du monde où règne une division théâtrale et sociale. Entre les deux un seul contact, l'ouverture de scène (le fameux quatrième mur) condamnant le spectateur à une vision axiale et passive. Sans entrer dans une réflexion polémique sur son fonctionnement, sachons que sa remise en cause, parfois violente et excessive, n'a altéré ni son aura ni sa magie, et qu'il reste une référence dans le théâtre d'aujourd'hui.
ÉRIC VIGNER est sensible à la symbolique du lieu, mais c'est aussi en plasticien créateur qu'il appréhende l'espace : "Le lieu de la représentation est celui du théâtre tout entier, il n'y a plus de division entre la scène et la salle, plus de quatrième mur, les acteurs et les spectateurs sont dans le même espace, le plus souvent les spectateurs sont dans l'espace de jeu des acteurs, impliqués physiquement, et le jeu est partout dans l'espace du théâtre, pas seulement devant nous, mais aussi derrière, dessous, dessus et à côté. Il n'y a plus de décor, plus de trompe-l'oeil, la boîte à illusion est démontée. Ce qui est donné, n'est plus donné à voir, ni seulement à entendre, mais est donné à comprendre dans le sens où Jouvet écrivait "Comprendre, c'est sentir, éprouver."
Comme dans un environnement de Beuys, le spectateur n'est plus devant l'oeuvre, il fait partie intégrante de l'oeuvre, elle n'existerait pas sans lui. Il n'y a plus de mise en scène, au sens propre, puisque la scène n'est plus le lieu privilégié de la représentation. Il n'y a plus de metteur en scène, le terme est devenu impropre, il faut trouver autre chose."
C'est dans cet esprit, avec la collaboration de Claude Chestier (scénographe) que s'organise l'espace de représentation de LA PLUIE D'ÉTÉ. Côté scène, les trois murs jardin, cour et lointain sont nus. Sur le plateau des pommes de terre disposées en forme de planisphère, des trappes à la fois accès et lieu de résidence des protagonistes. En avant-scène jardin, une baignoire. Côté salle, deux lustres de cristal mobiles de part et d'autre du cadre de scène. Un gainage de papier blanc des premiers fauteuils - où siège une journaliste-auteur-conteur - dans une diagonale partant de l'avant-scène jardin jusqu'au-dessous de balcon où règne un personnage clef : l'instituteur. Un élément de liaison, mais aussi l'évocation du feuillage de l'arbre - "aussi dense et beau qu'une belle chevelure au sortir de l'eau" -, référence d'Ernesto. Le théâtre tout entier est utilisé comme espace de jeu, sans rupture matérialisée, si ce n'est l'utilisation symbolique du rideau de fer lorsqu'il s'agit d'aborder le monde clos de l'école et du savoir, ou pour une projection qui rompt avec l'unité de lieu. La salle demeure constamment éclairée, l'intensité variant suivant l'alternance fluide du récit et des dialogues, le livre restant toujours présent. Les enjeux de cette scénographie dépassent la simple valeur décorative ou fonctionnelle. Le lieu théâtral perd ici sa stabilité et se pose en terme intermédiaire. C'est à partir de ce postulat que s'inscrit la représentation dans un rapport qui contribue avec sensibilité à faire "comprendre" dans le sens où l'évoquait Jouvet.
En quittant la salle du Conservatoire pour une tournée nationale, le spectacle se confronte à de nouveaux lieux. Un cinéma des années cinquante à Brest, le théâtre "magique" de Quimper, ou encore la salle du théâtre de la Commune-Pandora à Aubervilliers. Si la problématique demeure, chacun est appréhendé en fonction de son espace et de ses particularités. Ainsi à Brest comme à Quimper sera-t-il nécessaire de recréer un faux rideau de fer intégré à la décoration du soubassement de la salle ? À Aubervilliers l'éloignement du balcon renvoie l'instituteur au parterre. Dans tous les cas, l'espace est pris en compte globalement. Il joue alors pleinement le rôle que lui attribue ÉRIC VIGNER : "Le lieu (quel qu'il soit) obéit à des lois qui lui sont propres, il est l'acteur principal, pas seulement dans sa relation sensorielle, physique, kinesthésique que l'on peut entretenir avec sa réalité mais aussi dans le rapport inconscient qu'il entretient, dans la résonance qu'il génère avec la mémoire et l'imaginaire collectif du spectateur." Un "acteur" qui entraîne aussi un renouvellement de la forme théâtrale comme en témoigne cette PLUIE D'ÉTÉ.
Jean CholleT est architecte, scénographe et directeur de la revue Actualités de la scénographie.