Jeu · Janvier 2008 · Marie-Christiane Hellot · SAVANNAH BAY (Montréal)

Jeu · Janvier 2008 · Marie-Christiane Hellot · SAVANNAH BAY (Montréal)
Femmes, l’amour, la mort, la mer : Savannah Bay
Revue spécialisée
Marie-Christiane Hellot
Jan 2008
Jeu : revue de théâtre Numéro 126 (1) 2008 p. 51-55
Cahiers de théâtre jeu Inc.
Langue: Français
Tous droits réservés

Jeu : revue du théâtre

Janvier 2008 · MARIE-CHRISTIANE HELLOT

Femmes, l’amour, la mort, la mer : Savannah Bay

Un rideau nous cache la scène comme si elle recelait un mystère ou une honte. Puis c'est le scintillement du haut voile de perles et cette longue jeune femme en imperméable clair qui profère ces mots définitifs et énigmatiques : "Tu es la comédienne de théâtre, la splendeur de l'âge du monde. Tu as tout oublié, sauf Savannah Bay." On sent une douleur mais comme contenue et même légère. Surprenante dans cette atmosphère solennelle, monte une chanson d'Edith Piaf, joliment chantée par la jeune femme à l'intention d'une vieille dame assise au premier plan dans un fauteuil d'osier. La plus jeune semble vouloir arracher à son aînée un aveu, une révélation plutôt, dont elle serait dépositaire, une révélation fragmentaire, mais constamment à reprendre, à répéter. Elles paraissent à la fois complices et étrangères, soudées et isolées : grand-mère et petite-fille ? comédiennes toutes deux ? En tout cas, symboles de la filiation par les femmes, des secrets, des douleurs de femmes.

Nous sommes à l'Espace GO. Avec cette production, la directrice artistique et son équipe entament le premier volet d'un cycle d'œuvres contemporaines conjointement avec Éric Vigner et le CDDB-Théâtre de Lorient. Ce n'est cependant pas la première collaboration de l'homme de théâtre français et de la compagnie montréalaise. En 2002, Vigner reprenait rue Saint-Laurent la Bête dans la jungle, l'adaptation qu'avait réalisée Marguerite Duras à partir de la pièce de Henry James.

2002, c'était aussi l'année où il remplissait une promesse faite quelque temps plus tôt à Duras et la faisait entrer - avec Savannah Bay justement - au répertoire de la Comédie-Française. Et il y a quelque chose d'évident à voir cette pièce de femmes, écrite par une femme pour une autre femme (Marguerite Duras l'avait conçue pour Madeleine Renaud et, dans Savannah Bay, la vieille femme se prénomme précisément Madeleine), montée par la compagnie issue du Théâtre Expérimental des Femmes.

"Dites-moi l'histoire"

Une histoire, un dialogue de femmes donc. En fait, il s'agit plutôt d'un dialogue entre un passé à recomposer et un présent à définir, entre cette femme qui ne sait plus et l'autre qui vient, chaque jour, lui arracher quelques bribes de cette mémoire dont elle la croit dépositaire et qui semble ne plus tenir qu'à un mot : "Tu as tout oublié, sauf Savannah." Un peu comme la vérité surgit du décor chez Pirandello, le drame semble se reconstruire à partir de ce mot, lieu et prénom à la fois. Comme appelés par ce nom, visite après visite, des fragments reviennent, victoires imprécises et improbables sur l'absence : "C'était l'été, elle était très jeune, c'étaient des jours très chauds." Des lueurs trouent la nuit : "Je ne sais plus de quoi je me souviens quand je me souviens d'elle." Et un peu plus tard : "C'est curieux : de ces choses-là, je suis sûre, de la pluie, de la nuit. Il l'appelait: "Savannah!" "

Peu à peu, la scène fondatrice s'assemble : la pierre blanche d'où la jeune fille, poussée par son désir de mort, s'est élancée vers la mer pour ne plus revenir, cette enfant à laquelle elle venait de donner le jour et qu'on "avait oubliée", l'homme qui crie, la maison dans la nuit où une autre femme attendait. "Peut-être que l'enfant, ce n'était pas la peine, que leur amour ne pouvait s'accommoder d'aucun autre amour. Elle avait quitté sa mère aussi." Alors, qui est-elle, cette jeune femme (elle est maintenant en robe rouge) pour affirmer à la digne et élégante vieille dame, qui pourrait être sa grand-mère : "C'est vous que j'aime le plus au monde" ? Elle veut lui arracher une vérité, un aveu, une révélation, mais ce secret a été maintes fois redit, comme au théâtre justement, où tout est éternellement repris mais pourtant toujours nouveau.

Ce drame ne serait-il donc que sa représentation et ce récit, un rituel, ainsi que le cérémonial des trois bougies posées sur le sol semble l'indiquer? Ces deux femmes ne seraient donc après tout que des comédiennes ? Mais nous l'avons su très tôt, au moment même où Madeleine, comme sortant d'un rêve et changeant brusquement de ton, s'est écriée: "Je crois que c'était à Montpellier. Je jouais l'histoire de la pierre blanche. Je ne sais plus." Le flou de la mémoire donne à l'écriture durassienne cette discontinuité, cette imprécision qui la caractérisent et que prolongent et symbolisent le rideau miroitant, que la vieille femme caresse comme une harpe, le grésillement de la bande sonore, les variations de la lumière. Est-ce son histoire qu'elle raconte ou une pièce - ou un film - dans laquelle elle aurait joué ? Ou encore est-elle en train de jouer - de vivre - cette histoire en compagnie de sa jeune partenaire ?

Tout ça à la fois, évidemment. S'il est un paradoxe, c'est de voir l'auteure de la Vie matérielle, qui a longtemps récusé "l'interprétation", c'est-à-dire l'essence même du théâtre, et constamment affirmé "le primat du texte sur l'ensemble de la représentation", écrire, pour une comédienne, une pièce sur le théâtre, une pièce en l'honneur du théâtre même, où elle dit le théâtre en le montrant en train de se faire. En dépit de cette position de principe, d'ailleurs, la collaboration de Marguerite Duras avec comédiens, metteurs en scène et réalisateurs ne cessera de se développer et de se resserrer.

La mise en scène comme partition

Comme avec Éric Vigner, par exemple. Car c'est une vraie rencontre d'esprit qui a eu lieu entre l'homme de théâtre breton et l'auteure de la Pluie d'été, pièce qu'il a créée dès 1993. C'était neuf ans avant qu'il fasse entrer Savannah Bay à la Comédie-Française, dans cette même mise en scène qu'il reprend cette année à l'Espace GO. Éric Vigner est plasticien, et cette formation se sent : sa mise en place est d'une extrême netteté; les rares détails scénographiques (le pilier gris, à gauche sur le plateau, découpe l'espace selon les temps de l'action, le fauteuil d'osier), les déplacements des actrices, les variations de l'intensité lumineuse semblent précisément mesurés en fonction du dévoilement progressif - ou de son occultation - de la vérité. Précise, rigoureuse, cette mise en scène donne parfois l'impression que son concepteur exécute une partition.

Une partition d'une grande beauté, d'ailleurs. Certaines "installations", certaines images sont particulièrement réussies dans leur simplicité : la jeune femme appuyée sur les genoux de son aînée, la lueur changeante des bougies éclairant la moitié gauche de la scène, la jeune femme apparaissant et disparaissant dans le fond sur la musique rythmée du nom des villes où l'homme a vécu.

Dans une conception d'une telle netteté, le décor, réduit à l'essentiel, apparaît comme une métaphore de l'histoire. Son élément central est donc ce rideau de perles qui tombe des cintres et rythme l'action: mordoré, fait de billes de lumière, il scintille comme la mer de cette baie où se joue l'histoire, comme le sentiment changeant et la mémoire incertaine. De même que le drame n'a pas de vérité, ce rideau n'a pas vraiment de couleur. Léger et transparent, il révèle et cache tout à la fois. Il isole mais unit aussi les deux femmes. Il les sépare au début, la jeune femme debout, en avant de la scène, la plus âgée, derrière, assise dans ce fauteuil d'osier qui signale son âge et son époque. Puis elles échangeront leurs places ou s'assiéront côte à côte sur le rideau descendu au sol. Ou encore, dans une image saisissante, elles regarderont dans des directions diamétralement opposées, aux deux coins du plateau. Seul hiatus dans cette mise en scène d'une grande unité de vision, l'immense photo en noir et blanc de Duras et d'une jeune femme vues de profil : projetée en toile de fond, elle apparaît comme une affirmation assez gratuite de la suprématie de la réalité et de l'anecdotique sur l'imaginaire.

Duo pour femmes seules

Savannah Bay est une cantate à deux voix, un duo pour deux femmes seules. Ces rôles exigeants, dont la vérité n'est pas psychologique et le ressort plus poétique que dramatique, qui exigent la perfection de la diction, ont été occupés avant les comédiennes de l'Espace GO par des paires de grandes actrices: Madeleine Renaud et Bulle Ogier, à la création en 1983, Catherine Samie et Catherine Hiegel en 2002. Aujourd'hui, Françoise Faucher et Marie-France Lambert sont l'une et l'autre magnifiques, celle-ci un peu tendue néanmoins par la difficulté technique du jeu.

Dans ce duo - qui n'est pas un duel, mais une rencontre -, c'est Françoise Faucher qui s'impose. Son personnage est d'ailleurs au centre de l'énigme puisqu'il est le dépositaire du secret. Silhouette lumineuse à la chevelure de neige et à l'élégant tailleur blanc et or, elle est une vieille dame oublieuse mais ardente, désinvolte et provocatrice. Énigmatiques et pourtant limpides, les mots de Duras semblent couler en elle, comme ils ont dû s'emparer de Madeleine Renaud à laquelle elle fait penser. En face d'elle ou à côté d'elle, Marie-France Lambert est vive, fine et mystérieuse. C'est à elle que revient le rôle d'instaurer le climat de tension en forçant sa partenaire à évoquer, fragment par fragment, la scène fondatrice. En imperméable beige ou dans une seyante robe rouge, jeune comédienne avide de se nourrir de l'expérience de son aînée ou petite-fille poussée par le besoin de connaître sa filiation, elle est d'une élégance lointaine et énigmatique.

« C'est un instant de théâtre »

Mais énigmatique, c'est l'œuvre tout entière qui l'est. L'auteure y apparaît comme une sorte de médium, par lequel passent des bribes de destins, des voix oubliées, des histoires venues d'ailleurs. En dépit de son vocabulaire quotidien, de sa syntaxe minimaliste, Savannah Bay garde quelque chose d'impénétrable, comme une langue dont on aurait perdu l'alphabet. Le spectateur se sent toujours proche du dévoilement, sans jamais y arriver.

Elliptiques, tissés de sous-entendus, de renoncements, de points d'interrogation et de silences, ses dialogues ne sont en fait que des monologues qui ne disent que pour se contredire :

La pièce ne sera jamais écrite. Ainsi c'est une pièce qui n'a jamais été écrite ni jouée.
Tout communique au théâtre et rien n'est jamais joué vraiment.
Pourquoi ce désespoir ? Je ne sais pas pourquoi je pleure.
Partout elle est morte à Savannah Bay.

Sur ce texte d'une opaque transparence, à partir de cette écriture allusive et comme en suspens, Éric Vigner a construit une architecture visuelle et sonore d'une précision presque précieuse, un bel objet séduisant et convaincant. De ce décalage vient peut-être le fait que notre émotion est plus esthétique que sensible. En clair, on se sent plus touché par la beauté de la mise en scène que par la souffrance exprimée.

"C'est un instant d'infinie douleur. C'est un instant de théâtre", dit la vieille femme. Là réside le paradoxe de cette mise en scène : (trop) intelligente, (trop) bien réussie. À être trop belle, la souffrance nous touche moins. Ou encore : un instant de théâtre ? Sûrement. Un instant d'infinie douleur ? Peut-être pas.

Numéro 126 (1), 2008, p. 51-55
Les Seconds États généraux du théâtre
Sous la direction de Lise Gagnon
Rédaction : Michel Vaïs (rédacteur en chef)
Éditeur : Cahiers de théâtre Jeu inc.
ISSN : 0382-0335 (imprimé)  1923-2578 (numérique)