Journal · Comment cela se fait-il?
STÉPHANIE COHEN
"...ÉRIC VIGNER n'est ni un grand maître russe ni une femme rousse..."
ÉRIC VIGNER (un jeune metteur en scène connu) organise une journée dans un centre d'Art. Il m'a dit que je pouvais venir avec mon fils. Je dresse une liste pour ne rien oublier:
-musique
-couverture
-pull César (gris)
-pull moi
-biberons
-trousse : céphyl, crème, gueule de bois
Ça se passe au domaine de Kergennec, en Bretagne. La région d'ÉRIC VIGNER qui a été élevé au bord d'un garage. Il n'y a rien de plus beau qu'une station ELF la nuit, le long d'une autoroute. Ca sent les paupières lourdes et les paroles feutrées des parents à l'haleine de café expresso en poudre. C'est le temps du rêve. L'enfant regarde les restaurants plein de steak frites et voudrait bien s'y arrêter. Maintenant, le petit a grandi. Il se promène dans le parc aux grands arbres majestueux, aux bâtiments fastueux et aux oeuvres contemporaines. Il y voit des sculptures étranges qui, avec leur air d'hélice, lui donnent l'impression de l'envol.
Dans la cuisine, la Chef attend les convives:
"-Ma mère m'a toujours dit de commencer par les choses désagréables et puis après, et après seulement de faire les choses agréables. Je suis là depuis 6 heures alors je sais qui était là à 11 heures! Ils sont arrivés à 10h et demi. Je le sais puisque j'étais là."
Elle est ronde, gaie et de mauvaise humeur.
"-Et cette nuit, j'étais dans ma cuisine, impossible de dormir."
La maman d'ÉRIC VIGNER est déjà là tendrement autoritaire avec son mari aux yeux bleus et intelligents. Il parait que quand son fils était petit, il était si terrible que, en attendant le deuxième enfant, elle se disait que ça ne pourrait être pire.
À l'extérieur, la tension monte. Il parait que Kokosowski (quelqu'un d'important) n'est pas descendu à Vannes. Entre les comédiens, la conversation va bon train...
"-Oui, Lévinas (un philosophe, je crois) était dans le train, lui est descendu à Vannes et Kokosowski a continué!"
-Non! Bénédicte aurait téléphoné..." Le nom magique calme les langues. C'est la fée d'ÉRIC VIGNER, sa sœur.
Puis, nous marchons au devant d'un car. Les invités venus de Moscou et Paris ne devraient plus tarder.
"-Peut-être qu'il va foncer dans un moment de folie!" dit un spectateur avec une pointe d'humour. Zakaropoulos (le Directeur du centre d'Art)
tient un bouquet de tournesols et fait des tours sur lui-même. Puis, il se débarrasse sur une jeune fille qui emporte les fleurs. Beaucoup de jeunes étudiants très attentionnés s'occupent des gens et demandent:
"-Vous avez besoin de quelque chose?".
Nous montons sur une butte.
"-C'est très champêtre! Si on allait à la mine de Forback, ce serait moins gai!", exulte le spectateur de tout à L'heure.
Au bout de chemin, il y a une grille. Elle est fermée et nous la voyons de loin, soudain s'ouvrir. Le car s'est arrêté à l'extérieur. Seule pénètre la foule dans le domaine. Des gens viennent à notre rencontre. La Bretagne avec sa famille, son authenticité reçoit le monde du théâtre. Je remarque tout de suite une femme très belle, rousse avec des cheveux longs qui prend beaucoup de place avec son écharpe. Elle parle de très prés, presque dans l'oreille à une seule personne à la fois. Elle est spécialement proche du lobe d'un homme avec un regard malicieux et une longue barbe. Ils se démarquent très nettement du reste de gens qui ne sont pas si nombreux à eux tous que ces deux-là réunis. Mais, l'excursion va commencer.
On voit un tableau composé d'abord de gens debout la tête levée, puis au deuxième plan de la tête d'un acteur en haut d'un mur en pierres et enfin en arrière, de musiciens qui ne jouent plus de la cornemuse. En toile fond, on peut admirer le devant du château au travers des arbres. "-Mieux vaut parler comme on veut que comme il faut", dit la tête au dessus du mur. Je me rappelle d'ÉRIC VIGNER à la Manufacture des Œillets me racontant comment en imaginant le parcours de la pensée dans la tête d'un psychiatre, il avait évité l'armée.
En deuxième lieu, on pénètre la prairie avec sa bonne herbe saine qui donne envie de se frotter contre.
-Eh! Arthur, tu peux faire moins de bruit?" dit un graphiste à un acteur qui lit un livre au dessus d'une plaque de verre en allumant des pétards. Ca claque de tous les côtés. Il y a plein de plaques différentes avec plein d'acteurs différents et un petit panneau indiquant chaque fois, le titre d'une pièce différente, comme dans un cimetière.
Le soleil est là. Je mets mon chapeau américain. On passe devant la parking.
"-Rapprochez-vous" nous crie-t-on. Les acteurs de la région sont habillés comme ÉRIC VIGNER. Il y a beaucoup de barbichettes sur le menton des garçons. C'est l'adolescence avec ses boutons. Vient bientôt le moment du "plan". On nous le dit, on nous le donne. C'est le moment d'en faire. En play-back, joue l'air de "elle était tout pour moi, maman" (un tub des années 80).
"-Une commémoration, c'est comme trois points de suspension": je me dis, à la conférence de presse quand les joueurs de cornemuse assis sur des canapés secs en apparence mais en fait, trempés, jouent pour les journalistes, photographes et cameramen.
Et puis, on se promène au milieu d'écrans. Je regarde des extraits des spectacles du jeune metteur en scène connu avec des comédiens absents et puis, aussi une conversation avec une actrice célèbre qui n'est pas venue. Et je me demande pourquoi les gens veulent toujours être sur des pellicules... C'est tellement plat après, l'écran.
À table, alors que la tante du jeune metteur en scène avec quelques copines font des crêpes merveilleusement fondantes et savoureuses, j'observe toujours la même femme dans les bras du même homme et une traductrice leur dit à chacun les paroles de l'autre, du russe au roux, du roux au russe. En bruit de fond, cette conversation:
"-Tu a été lente.
-Oh non, je suis passée devant tout le monde.
-Mais le monsieur là qui était parti après toi, est déjà revenu et puis... Oh! Tu as laissé mettre du sucre alors que je voulais de la confiture !
-Tout le monde met du sucre et de la confiture et du beurre! Beurre, sucre plus confiture, c'est la Bretagne". L'homme russe s'appelle VASSILIEV, un nom connu mais un homme simple. Il mange les crêpes avec ses mains.
La journée file. Il fait plus froid. On s'assoit tous sous les combles. Bénédicte dont j'ai parlé plus haut "dit tout ce qu'elle veut dire" avec les mots de Duras. Sa voix résonne dans la salle étouffante et fait comme écho à la nostalgique angoisse d'un enfant qui serait malheureux en colonies de vacances. L'homme russe écoute la traduction, la tête appuyée sur sa main, la femme rousse contre lui.
Quand il parle, il raconte l'histoire de son théâtre
"-On a fini un travail quand on a commencé à boire, à boire fortement le soir. La nuit, j'aime bien aller me promener dans Moscou. Moscou est belle, le matin... Vers quatre heures et demi. Et nous passons devant l'Oural, un ancien cinéma... Oui devint plus tard mon Théâtre".
Il a de l'humour et les gens rient. Et... Il reprend le fil de l'histoire du cinéma détruit puis entièrement reconstruit avec deux scènes d'abord "le manège" celle avec un plancher droit et la deuxième de type anglais "le globe". ANATOLI VASSILIEV explique que son théâtre est le seul et le plus grand à Moscou. Il condamne la Comédie française où il a fait un spectacle. Tout le monde dort un peu quand soudain... Le grand maître russe évoque son désir de briser les liens de l'habitude dès que celle-ci s'installe. À cet instant, je remarque une lampe allogène que je trouve belle.
Le soir tombe. Un platane parmi des dizaines abrite l'ombre d'une maison "cracheur de feu". Le graphiste a l'impression que sa bite est le tronc. Une brune enlève sa veste et laisse voir un drapé sur les seins tombants. Elle chante dans un beau salon, du Fauré. C'est une journée pleine de paradoxes. Mais la nuit, ceux qui s'aiment avec l'âme enfantine, se mélangent.
Le lendemain matin, sous une pluie fine, on est dans le car. Et la voix du grand maître russe se fait entendre
"Le problème aujourd'hui est celui de la transmission. Il y a une grande crise de la transmission aujourd'hui. Surtout en Europe mais le problème n'est pas de transmettre. Le problème, c'est à qui. Il n'y a personne à qui transmettre". Comment cela se fait-il? Alors, Kokosowski dont j'ai enfin déterminé l'identité me bouscule avec sa chevelure et son écharpe puis vient réquisitionner la place de mon fils... Alors je comprends enfin, que ÉRIC VIGNER n'est ni un grand maître russe ni une femme rousse mais... Quelqu'un qui place avec simplicité, l'être à l'origine de tout.