La Tribune
22 juin 2004 · Hervé Pons
Tragédie sur un air léger
Éric Vigner adapte magistralement " ANTIGONA " de TRAETTA (XVIIle siècle).
"ANTIGONA de TRAETTA, c'est ce qui resterait d'une humanité délitée, déshydratée. Une Atlantide dans la cosmogonie du temps où s'élève, voie lactée, la plainte infinie et insondable du mystère originel. " Éric Vigner redonne ses lettres de noblesse à une ANTIGONE un peu malmenée par les expérimentations baroques du compositeur TOMMASO TRAETTA qui, outre le refus du tragique pour le gai et le joli, avait entrepris dans les années 1750 de reformer l'opéra seria italien, un peu figé il est vrai.
Bien lui en pris, musicalement en tout cas.Toutefois, qu'il termine son ANTIGONE par un happy end était peut-être audacieux pour l'époque, mais semble aujourd'hui dérisoire. Ainsi Vigner, en homme de théâtre et amateur de la tragédie, rend à Sophocle sa fin et donne à l'oeuvre de TRAETTA la dimension dramatique qui lui manquait.
Le sel de la tragédie. Ici, donc, ANTIGONE meurt et la force de transgression de son geste envers l'ordre divin — enterrer son frère contre l'avis de Créon — renvoie à la malédiction des Atrides et fait le sel de la tragédie. Loin du folklore auquel aurait pu inviter la musique riante et efferves- cente de TRAETTA, la mise en scène pleine de force, de précision et de solennité, crée un univers tout de contradictions propre au style tragique. Les costumes de Paul Quenson jouent l'uniformité et la simplicité pour mieux souligner l'implacabilité de cette destinée.
Et que Vigner, pour les décors, ait fait appel au Cabinet M/M (les graphistes de Bjorg ou Madonna), avec qui il travaille depuis longtemps dans son Centre dramatique national de Lorient, peut, sur le papier, paraître surprenant. Mais cela l'est beaucoup moins lorsque l'on voit ces vastes toiles noires et blanches, aux motifs abstraits, s'imbriquer, se succéder dans un va-et-vient robotique et régénérateur afin que cette tragédie trouve un sens dans notre monde contemporain.
La musique, brillamment dirigée par Christophe Rousset, abonde dans le sens de TRAETTA afin d'en donner toutes les couleurs possibles ; et elles sont nombreuses, vivantes et bariolées. Ces partis pris opposés du chef d'orchestre et du metteur en scène, qui aiment à travailler ensemble, donne de l'ampleur et de la vitalité à cet opéra qui, sans cela, pourrait très vite devenir dégoulinant de pathos.TRAETTA, auteur d'une quarantaine d'opéras, est ici servi par un trio vocal d'une excellence rare : Maria Bayo, Laura Polverelli et Marina Comparato. Et Éric Vigner a su, une fois encore, réunir autour de lui des artistes certes bigarrés mais au service d'un théâtre d'art qui se moque des conventions et réaffirme les vertus de la transgression.