Colloque international · Université de Göteborg · Suède10-12 mai 2007
Intervention de STÉPHANE PATRICE, Université Lyon 3: "DURAS et la philosophie". 11 mai 2007
Le colloque est organisé par l'Institut d'études romanes, Université de Göteborg, avec le soutien de Vetenskapsrådet, Wenner-Gren stiftelserna, l'Ambassade de France à Stockholm et la Société MARGUERITE DURAS.
STÉPHANE PATRICE, docteur en Philosophie, est co-directeur des LECTURES DE MARGUERITE DURAS (Presses Universitaire de Lyon, 2005), auteur de MARGUERITE DURAS et l’Histoire (PUF, Paris, 2003) et de KOLTÈS SUBVERSIF (à paraître aux Editions Descartes & Cie).
************************************
Une œuvre d’art vaut mieux qu’un ouvrage philosophique; car ce qui est enveloppé dans le signe est plus profond que toutes les significations explicites. Ce qui nous fait violence est plus riche que tous les fruits de notre bonne volonté ou de notre travail attentif ; et plus important que la pensée, il y a « ce qui donne à penser » (...). Au lieu de la pensée volontaire, tout ce qui force à penser, tout ce qui est forcé de penser, toute la pensée involontaire qui ne peut penser que l’essence (Deleuze, 1983, pp. 41, 116).
PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA. Le titre est de VIGNER, mais tous pensent à DURAS. VIGNER ? ÉRIC VIGNER ? ÉRIC VIGNER naît pendant la guerre d’Algérie, en Bretagne, en 1960, au moment où MARGUERITE DURAS publie à Paris, chez Gallimard : HIROSHIMA MON AMOUR. ÉRIC VIGNER étudie l’art dramatique au Conservatoire de Rennes, puis à Paris : à l’Ecole de la rue Blanche, et au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique. En 1990, l’année où les Editions P.O.L. publient LA PLUIE D'ÉTÉ, il fonde la compagnie qu’il nomme, en souvenir de sa grand-mère : Suzanne M. "Susanne" est aussi un nom durassien par excellence puisque c’est celui du personnage présent dans Un Barrage contre le Pacifique : Suzanne, la jeune fille, la sœur de Joseph – Suzanne : une part de l’enfance de MARGUERITE. En 1993, ÉRIC VIGNER porte à la scène LA PLUIE D'ÉTÉ découvert dans la bibliothèque de sa sœur, Bénédicte : "une sorte de conte philosophique" (ÉRIC VIGNER1). C’est la rencontre de Jeanne et Ernesto ; et c’est la rencontre avec DURAS, "une femme âgée", qui est enchantée par le travail du "jeune metteur en scène". Amitiés, reconnaissances et renaissances. En 1996, l’année de la mort de l’auteur, ÉRIC VIGNER est nommé à la direction du Centre Dramatique De Bretagne. En 1998, il dirige une lecture de LA DOULEUR. En 2002 – promesse tenue –, il fait entrer DURAS au répertoire de la Comédie-Française, avec Savannah Bay. Et en 2006, lors des dix ans de la mort de M. D. et de la publication des Cahiers de la guerre par les Editions P.O.L. et l’IMEC, il crée PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA, à Avignon, dans le Cloître des Carmes, sous un ciel d’été, avant de venir a Paris, en périphérie plus précisément – un an après les événements qui avaient embrasé les banlieues de France – : ni Vitry, ni Clichy-sous-bois, mais Nanterre, où il est accueilli, au Théâtre des Amandiers, avant de poursuivre, en tournée, en 2007.
Donc, d’après deux textes de MARGUERITE DURAS – LA PLUIE D'ÉTÉ et HIROSHIMA MON AMOUR – : PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA, d’ÉRIC VIGNER. Étrange contraction – élision de l’article et de la mise en apposition. Étrange localisation où les banlieues de France – Vitry, Nanterre ou Clichy-sous-Bois, bien davantage que Boulogne ou Neuilly – se voient déportées au Japon, via Avignon, et le silence des Carmes. Étrange "théâtre de recherche" qui semble accomplir le projet initial du metteur en scène :
L’utopie de créer ici et maintenant un théâtre libre loin des tours et détours idéologiques, et loin du triomphe du faux-semblant lié à l’exercice d’un théâtre englué dans le consensus mou.
Au principe de ce projet d’un théâtre pour l’avenir – à l’image de la "démocratie à venir" de Derrida conceptualisée durant la même décennie–, : non pas la formation "fondée sur l’apprentissage d’un savoir-faire, mais plutôt sur un questionnement philosophique". Alors, VIGNER : artiste ou philosophe ?
L’irrespect de la lettre
Pour commencer : VIGNER artiste ? Contre : Jean-Pierre Léonardi pour L’Humanité, René SOLIS pour Libération, et Brigitte Salino pour Le Monde :
Dans "DURAS sur le mode épique" (13/07/2006), Jean-Pierre Léonardi écrit :
C’est une fable adorable, insolente, semée de surprises d’ordre littéraire et social (...). D’être proférée à la cantonade, sur un mode presque épique, il me semble qu’elle perd de son sel (...). Immédiatement collée à cela, la partition sonore du film d’Alain Resnais ranime (...) la flamme du souvenir brûlant par la voix d’Emmanuelle Riva sculptant les mots de cette histoire d’amour et de mort (...). Pas facile de s’immiscer de la sorte dans des mots si lestés de sens par d’autres, en une vie antérieure de l’œuvre qu’on sait bouleversante.
René SOLIS, dans "Réinventer DURAS, tâche aride" (13/07/2006), salue l’inventivité de la scénographie et l’exploitation inédite de l’espace du Cloître des Carmes, et ajoute : "Où se mettre par rapport au texte ?" pour répondre : "Cette question-là, ÉRIC VIGNER a plus de mal à y répondre". Et SOLIS poursuit :
Que trop d’amour paralyse, VIGNER en fournit peut-être la preuve dans son adaptation d’HIROSHIMA MON AMOUR, qui succède sans entracte à LA PLUIE D'ÉTÉ.
SOLIS enferme – pour clore son article – les acteurs, et par contamination le metteur en scène, dans un souvenir sans jaillissement tant "il leur est à peu près impossible d’inventer quoi que ce soit". Et dans "ÉRIC VIGNER explore les mots de DURAS" (18-19/11/2006), SOLIS récidive :
À LA PLUIE D'ÉTÉ succède, sans entracte, une adaptation de HIROSHIMA MON AMOUR, sous la forme d’un hommage décalé du film (...) comme si le metteur en scène n’osait pas réinventer la rencontre.
Quant à Brigitte Salino, dans "DURAS en hauts et bas à Avignon" (15/07/2006), elle écrit :
Conte de la mémoire et du temps, de l’amour et de l’enfance, du savoir et de l’oubli, LA PLUIE D'ÉTÉ ne se laisse pas oublier. Elle est si douce et profonde, cette pluie, qu’on aimerait la laisser nous travailler. Mais VIGNER a voulu l’associer à HIROSHIMA MON AMOUR, et alors là, patatras, tout s’effondre. Nevers et Hiroshima, l’amour atomique et la femme rasée pour avoir aimé un Allemand ne trouvent pas leur place aux Carmes où ils succèdent sans entracte à LA PLUIE D'ÉTÉ.
Une question de méthode
Mais quelle est la valeur des critiques de Jean-Pierre Léonardi, René SOLIS et Brigitte Salino qui n’ont rien vu à Avignon, et n’ont sans doute pas lu NIETZSCHE :
Le Livre se cherche des lecteurs, enflamme des existences, donne du bonheur, de l’effroi, produit de nouvelles œuvres (1995, pp. 175, 177) ?
Aveuglés par DURAS et Resnais, saturés des souvenirs des textes (HIROSHIMA MON AMOUR, 1960 ; LA PLUIE D'ÉTÉ, 1990) et des films (HIROSHIMA MON AMOUR, 1959 ; Les Enfants, 1984), ils n’ont pas compris que le discours chez VIGNER, le théâtre de VIGNER, comme chez DURAS ;
est entièrement (...) dans la dimension de la mémoire qui a été entièrement purifiée de tout souvenir, qui n’est qu’une sorte de brouillard, renvoyant perpétuellement à de la mémoire, et chaque mémoire effaçant tout souvenir et ceci indéfiniment (Foucault, 1994, p. 763).
Focalisés sur des œuvres sacralisées, embaumées dans le souvenir, patrimonialisées ; ils ne reconnaissent pas l’œuvre ouverte à un devenir, et méconnaissent donc le travail de mémoire propre à la production artistique, et notamment propre à la production théâtrale de VIGNER, pour ne voir qu’un culte de mort. Et pourtant, si on accepte de suivre Deleuze,
la mémoire n’est certes plus la faculté d’avoir des souvenirs : elle est la membrane qui (...) fait correspondre les nappes de passé et les couches de réalité, les unes émanant d’un présent toujours déjà là, les autres advenant d’un dehors toujours à venir, toutes deux rongeant le présent qui n’est plus que leur rencontre (...). Et voilà que c’est le contraire d’un culte de mort (...) les nappes intérieures de mémoire et les couches extérieures de passé vont se brasser, se prolonger, court-circuiter, former toute une vie mouvante (1985, pp. 269, 270, 272).
Aussi, Léonardi, SOLIS et Salino refusent-ils d’admettre que le texte est aussi matière pour un autre texte, d’autres écritures.
Cette méthode d’écriture est revendiquée par VIGNER qui n’a pas voulu
en rester à (...) l’œuvre de DURAS mais faire aussi une œuvre d’écriture à partir de son écriture, pour qu’elle continue à être active, encore et toujours (...). Le spectacle se place donc à la rencontre de plusieurs écritures : celle de l’auteur, celle du metteur en scène et celle des graphistes-scénographes. Ce sont des écritures en mouvement dans le croisement des arts et des supports.
Cette méthode d’écriture, qui scelle la mort de l’auteur (Foucault) et engage une méthode de lecture (intertextualité et correspondance des arts), est d’ailleurs loin d’être étrangère à DURAS qui reconnaissait écrire elle-même avec Diderot, avec Pascal, avec les grands hommes de sa vie, avec Kierkegaard, avec Rousseau (Saemmer & Patrice (éd.), 2005). VIGNER, pour sa part, aime donc écrire avec 3 M : Michael (Amzalag), Mathias (Augustyniak) et MARGUERITE (DURAS) ; et PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA, loin d’être réductible à LA PLUIE D'ÉTÉ et HIROSHIMA MON AMOUR, est nourri de l’ensemble de l’œuvre durassienne. PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA, n’est pas une création, ni une transposition, ni une adaptation. PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA n’est pas un retour à LA PLUIE D'ÉTÉ mis en scène par VIGNER en 1993, pas davantage qu’un "hommage décalé" (SOLIS) à HIROSHIMA MON AMOUR réalisé par Resnais en 1959. Ni l’un, ni l’autre, ni même l’un et l’autre, reliés "sans entracte" (Léonardi, Salino).
Pour VIGNER, ces deux références textuelles,
c’est la même source, c’est la même écriture, et c’est cela qui l’a intéressé. Et il indique qu’on date souvent trop les choses, on classifie, on parcellise, on analyse, etcetera ; et en fait (...) l’écriture (...) c’est quelque chose qui va couvrir toute une vie, qui va prendre différentes formes, et tout est là, à l’origine.
PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA n’est donc définitivement pas l’addition de deux textes ; il est davantage l’essence, l’essentialisation de tous les textes. PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA est une écriture qui est d’abord lecture, mais lecture de la totalité : tout lire, tout DURAS. Après LA PLUIE D'ÉTÉ, ÉRIC VIGNER lit les "romans (...) les pièces, et puis les films, les articles, les essais, tout". Il lit et relit, lie et relie, compose et recompose "les œuvres qu’il monte comme l’origine d’une multiplicité de possibles". Et VIGNER rappelle que MARGUERITE DURAS
a toujours souligné l’importance d’une véritable poétique de l’espace en relation avec la mémoire et ceci dans la totalité de son œuvre. Le théâtre dans son essence même suppose une pratique intimement liée à une mise en espace.
De la lecture au théâtre, tout un travail d’écritures plurielles s’élabore pour, en retour, faire du théâtre une lecture, des lectures, des interprétations, ou davantage : des questions. PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA – comme tous les spectacles de VIGNER – s’élabore
autour des mêmes questions : quels sont les moyens à mettre en œuvre pour passer à travers les images et atteindre l’essence ? Comment l’écriture devient-elle théâtre ? Comment construit-on le corps vivant du texte et comment intègre-t-on celui du spectateur dans le processus du spectacle ? Comment aborder toutes les fables, toutes les situations, toutes les images que provoque l’écriture ?
L’incertitude de l’esprit
VIGNER aime citer les mots de DURAS qui dénient – comme Artaud – la souveraineté de la représentation, mais – contre Artaud – sauvegardent le privilège du texte :
faire du théâtre lu, pas joué. Le jeu enlève au texte, il ne lui apporte rien, c’est le contraire, il enlève de la présence au texte, de la profondeur, des muscles, du sang (1987, p. 14).
Dans le silence du Cloître des Carmes, au commencement de PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA, il y a le Verbe, il y a l’Ecrit ; et l’écrit, c’est les livres jamais payés, les livres sans prix, les biographies des hommes célèbres trouvées par le père dans les trains de banlieues parisiennes, Tintin au Prisu lu par les Brothers & Sisters, au Prisu, tout autant que La Bible ou Le Livre brûlé, le livre troué par le feu, comme les trous de la scène M/M, le livre trouvé au pied de l’arbre de la connaissance par Ernesto et dans lequel il apprend à lire, comme le Christ2.
Le verbe – l’écrit, le texte –, pour VIGNER, dans PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA, c’est donc d’abord : LA PLUIE D'ÉTÉ.
Je pense, dit-il, que le théâtre c’est d’abord le texte, s’il n’y a pas d’écriture, moi je ne peux pas travailler, sinon j’écrirais. Je crois que c’est cela le plus fort, le plus difficile. Et il faut dire aussi que ce sont des gens qui aiment beaucoup les livres (...). Donc ce sont des gens qui lisent beaucoup, et qui plongent dans leurs lectures et qui deviennent aussi les personnages de ces livres.
De là, le commencement du spectacle : le verbe porté, la lecture scénographiée.
Le premier personnage à entrer sur scène est une jeune femme, une jeune comédienne qui interprétera le rôle du journaliste – parité oblige3 –, mais qui avant d’être journaliste joue le rôle du narrateur. Elle entre sur scène avec le livre, LA PLUIE D'ÉTÉ de MARGUERITE DURAS, et elle va commencer à lire le propos introductif où MARGUERITE DURAS présente son travail et dans quelle continuité s’inscrit LA PLUIE D'ÉTÉ : après le texte pour enfants : Ah Ernesto, et après le film qu’elle a réalisé : Les Enfants. Puis, les autres personnages entrent en scène, eux aussi portant dans leurs mains le livre de MARGUERITE DURAS : LA PLUIE D'ÉTÉ, et commencent à s’installer sur le plateau, à s’asseoir, leurs pieds, leurs jambes dans ces alvéoles, dans ces trous qui parsèment la scène, et ils commencent à lire ensemble LA PLUIE D'ÉTÉ, pour le public. Pour le public, il y a cet effet de surprise de voir des comédiens qui sont, en quelque sorte, en travail. Alors, ÉRIC VIGNER nous donne au commencement du spectacle à voir, au-delà de DURAS elle-même, par-delà le texte de DURAS, le propre travail du metteur en scène, le metteur en scène avec les comédiens, l’appropriation du texte, c’est-à-dire le rapport à l’écrit.
Par ce privilège accordé à l’écrit, au texte rendu par la lecture, par la scénographie et la gestion de l’espace qui déborde l’agencement du plateau pour inclure les spectateurs dans le spectacle (les spectateurs sont placés dans six grandes loges, le prolongement des arches, qui contiennent cinquante spectateurs chacune ; les spectateurs se voient, par un effet de miroir dû à la bifrontalité des loges, de l’autre côté de la scène), VIGNER invite le public non seulement à se situer "dans les choses et non pas devant les choses (...), pas devant les idées", mais aussi à passer de l’autre côté de la scène, du côté de la table de travail (la scène est en effet comme une table pour le public du premier rang notamment), la table de travail du metteur en scène, la table de lecture des comédiens en travail.
VIGNER invite donc le public à l’accompagner dans cette manière qu’il a de façonner les acteurs, les comédiens, et de les faire entrer dans leur rôle. Il y a cette progression et après, bien sûr, les acteurs, les comédiens vont se distancer du texte ; et d’ailleurs, pour le deuxième moment du spectacle, avec la scène d’Hiroshima, il y a aussi, au commencement, cette entrée progressive des comédiens dans leur rôle, où le texte n’est pas d’abord dit, il est entendu, il est écouté, il vient en voix off, épousant l’incarnation progressive des personnages. Il y a donc le même procédé, mais déplacé, déporté, le livre s’est absenté, comme le Dieu d’Ernesto. Et à la fin de PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA, il y a le cri de la Française de Nevers interprétée par une remarquable comédienne de langue allemande, une comédienne autrichienne, viennoise, Jutta Johanna Weiss : "HI-RO-SHI-MA".
Infidèle à la Lettre de MARGUERITE DURAS, VIGNER est et reste fidèle, sinon à l’Esprit, du moins à la méthode de DURAS, pour libérer, sur scène, les forces de correspondances et les forces critiques de textes qui ne cessent de se répondre et qui, de ce fait, appellent une conjugaison, une combinaison, une composition qui est un art du lien, où lire est invitation à relier : "À la fin de LA PLUIE D'ÉTÉ, il y a destruction, il y a incendie, il y a apocalypse, il y a Hiroshima". VIGNER compose en associant apparemment deux textes qu’il recompose aussi en opérant une sélection, un agencement, un espace M/M où les géographies se télescopent, se confrontent et prolifèrent (Vitry, Hiroshima, Nevers, mais aussi Avignon et Nanterre, Clichy-sous-bois...), tandis que le temps épars (1990, 1984, 1974, 1960, 1959, 1945), fragmenté, devient – en bousculant et inversant la chronologie des textes, de 1990 à 1960 –, par la rigueur de la scénographie, un art de la mémoire qui déborde les deux œuvres elles- mêmes, et leur date respective (Ernesto, c’est le Christ porté à la scène par ÉRIC VIGNER au moment où le jeune metteur en scène a à peine 33 ans, et où Derrida publie Spectres de MARX ; c’est aussi le révolutionnaire romantique des Caraïbes). PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA constitue donc un travail de réécriture qui donne corps, d’une part, à l’ensemble de l’œuvre de DURAS4 et, d’autre part, à l’Histoire du monde, et notamment aux mots de La Vie matérielle :
Écrire, ce n’est pas raconter des histoires. C’est le contraire de raconter des histoires. C’est écrire tout à la fois (1987, p. 31).
À partir de DURAS, mais aussi par-delà DURAS, VIGNER nous offre ainsi, peut-être à son insu, une vision du monde et de l’histoire singulièrement différente de celle de DURAS, moins pessimiste et plus amoureuse, alors même qu’il efface "l’amour" du titre.
Le "C’était pas la peine" (DURAS, 1990, p. 38) d’Ernesto actualise et modernise le poétique "Vanité des vanités, et poursuite du vent" de "L’Ecclésiaste" ; il adoucit aussi mais reconduit le désenchantement durassien exprimé dans les années 60 :
L’Histoire nous recouvrira d’un même voile, nous serons les contemporains d’une même erreur, et les parties respectives que nous avons jouées (...) se vaudront : nos torts seront égaux (...). Les déceptions politiques sont le pain quotidien de la pensée. Il n’est plus besoin d’espérer pour entreprendre, il n’est plus besoin d’entreprendre du tout (1968, pp. 281, 282).
Là où DURAS, à la fin de sa vie, distille un désespoir qui est devenu un sentiment calme dans la bouche d’un enfant de 12 ans qui a 40 ans de philosophie, un sentiment calme qui rend "la vie plus tolérable" (1990, p. 152), mais qui – comme nous le suggère Kristeva, surtout si on l’associe comme le fait VIGNER à Hiroshima – ravit le lecteur et signe, sinon la défaite de l’érudition, la défaite de l’Histoire et une certaine vision nihiliste du monde, VIGNER préfère minorer la "vanité des vanités" pour retenir davantage la "poursuite du vent" :
c’est un vent, dit-il, l’écriture, c’est une énergie. Et il ajoute : et donc c’était intéressant de prendre une œuvre de la vie de MARGUERITE DURAS où elle retourne à l’enfance qui est beaucoup plus douce, beaucoup plus amoureuse, beaucoup plus sensuelle, et (...) s’ensuit une histoire qu’elle a écrite 30 ans auparavant qui est une histoire extrêmement violente, extrêmement dure. Mais tout est déjà là, dans le premier texte, il y a Auschwitz, dans le deuxième, il y a Hiroshima, c’est aussi une période de l’histoire de la vie de MARGUERITE DURAS qui a été très importante (...), et c’est quelqu’un qui dépasse le constat nihiliste de la deuxième partie du XXème siècle.
En ce sens, VIGNER est plus proche que DURAS d’un NIETZSCHE qui s’il prophétise le nihilisme ne l’appelle pas de ses vœux : le Nietszche d’Humain trop humain ou de Zarathoustra où l’enfance exprime la maturité, l’esprit critique, la curiosité intellectuelle, tous les "pourquoi ?", l’étonnement, le questionnement et l’activité créatrice par excellence :
Créer des valeurs nouvelles (...). L’enfant est innocence et oubli, écrit NIETZSCHE, un commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un "oui" sacré. Oui pour le jeu de la création, il est besoin d’un "oui" sacré. C’est sa volonté que l’esprit veut à présent, c’est son propre monde que veut gagner celui qui est perdu au monde (1963, pp. 36, 37).
Et pourtant, lorsqu’on demande à VIGNER ce qu’il entend dans la phrase d’Ernesto qui ne dit pas comme Socrate "Je sais que je ne sais pas", qui dit autre chose, une autre phrase tout aussi sublime, mais qui se rapproche davantage du "Je hais les livres" de Rousseau5, il dit autre chose à sa mère, un jour, en revenant de l’école, il dit : "Je ne retournerai pas à l’école parce que à l’école on m’apprend des choses que je ne sais pas", lorsqu’on demande à VIGNER ce qu’il entend donc dans cette phrase, il répond en jouant et se jouant de l’intertextualité :
Cela dépend, cela dépend, parce que cela dépend de ce que l’on met dedans. C’est le sentiment qui porte la phrase ; et quelquefois je la comprends cette phrase, et quelquefois je ne la comprends pas. Et il poursuit : Je comprends que je suis mortel par exemple, je comprends que je regrette de savoir que je suis mortel, voilà, c’est quelque chose comme cela, c’est un sentiment extrêmement fort et extrêmement violent qui s’approche de ce mot : la "douleur", qu’elle a essayée de définir.
Et effectivement, une des clés de lecture de PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA, qui est également une des clés de la composition de cette prodigieuse composition, est LA DOULEUR que VIGNER avait également travailler, en 1998, orchestrant sa lecture publique au CDDB-Théâtre de Lorient. LA DOULEUR, qui permet de penser que LA PLUIE D'ÉTÉ – dans le cloître des Carmes, comme les larmes de Dieu, les larmes données à un Dieu absent, à un père absent et à l’absence de Robert Antelme déporté dans les camps – est aussi la pluie de cendre d’Hiroshima qui scelle l’amour mort entre la France et l’Allemagne, et entre l’Orient et l’Occident, et la réification du monde, la dialectique de la raison ou la perversion des lumières s’il est vrai, comme le disent Deleuze et Guattari, après Adorno et Horkheimer, que
ce n’est pas le sommeil de la raison qui engendre les monstres, mais bien plutôt la rationalité vigilante et insomniaque (1972, p. 133).
Comment ne pas lire alors, relire et relier LA DOULEUR de celle qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, substitua DURAS à Donnadieu :
Une des plus grandes nations civilisées du monde (...) vient d’assassiner onze millions d’êtres humains à la façon méthodique, parfaite, d’une industrie d’Etat. Le monde entier regarde la montagne, la masse de mort donnée par la créature de Dieu à son prochain (1985, p. 60) ?
VIGNER, lecteur et compositeur, maître d’œuvre de PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA ne se contente pas de cheminer dans la bibliothèque, les bibliothèques, ni d’associer à son travail les plasticiens M/M. Par delà l’écrit, les écrits et les mises en espace, VIGNER opère donc une plongée dans sa propre "histoire personnelle", histoire familiale et histoire sociale qui croisent aussi MARGUERITE DURAS, et l’Histoire du monde, l’Histoire du XXème siècle, ses douleurs et ses traumatismes, notamment ceux de la deuxième guerre mondiale qui marquent également, bien que différemment, Ernesto et la Française d’Hiroshima.
J’ai toujours vécu, déclare VIGNER, dans cette douleur de la Seconde Guerre mondiale. Je ne sais pas pourquoi j’en ai hérité (...). J’ai plongé dans l’histoire des camps, j’en savais chaque détour (...) à Cracovie, je suis allé à Birkenau : je connaissais tout. Cette douleur a toujours été présente. S’il y a une nécessité de faire du théâtre, elle est là : comment participer à la vie dans cet acte, comment dépasser cette douleur et ce traumatisme, comment réinventer quelque chose, repartir à nouveau.
À la question rhétorique d’Adorno – peut-on penser après Auschwitz ? – répond : "la nécessité de faire du théâtre" de VIGNER. Et entre Adorno et VIGNER, il y a cette affirmation deleuzienne qui ne peut que confirmer et conforter le diptyque de VIGNER :
Que la pensée ait quelque chose à voir avec Auschwitz, avec Hiroshima, c’est ce que montraient les grands philosophes et les grands écrivains après la guerre (1985, p. 272).
C’est également ce que montre PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA ; c’est ce que nous montre VIGNER. Alors, revenons pour finir à notre question initiale : VIGNER, artiste ou philosophe ? pour répondre sans détour : un voyant, qui nous confronte, aveuglément, à quelque chose d’intolérable dans le monde, et à quelque chose d’impensable dans la pensée.
En ce sens, VIGNER est plus proche d’un personnage durassien que de DURAS elle-même. Ernesto VIGNER est alors une personnalité conceptuelle qui, à partir de LA DOULEUR questionne notamment l’actualité de la question des banlieues, de l’immigration, des banlieues comme colonies et des colonies comme banlieues, les inégalités du monde et les violences dans le monde. Ernesto VIGNER, en définitive, dérange ; c’est une des raisons pour certains de ne pas entrer dans son théâtre – il dérange l’ordre du temps, la succession linéaire, en nous offrant un "art du contretemps" qui est, selon l’auteur de Spectres de MARX (1993) commentant KARL MARX, théâtre inédit de Jean-Pierre Vincent (Amandiers-Nanterre, 1997) :
un art du politique, un art du théâtral, l’art de donner la parole à contretemps à ceux, par les temps qui courent, qui n’ont pas le droit à la parole (Derrida, 1997, p. 28).
Aussi, Ernesto depuis Vitry et VIGNER depuis Lorient6 – conjurant les centres depuis leur périphérie respective, bien que le premier intègre les grandes centrales scientifiques de la terre pour désintégrer l’atome, et que le second dirige le Centre Dramatique De Bretagne d’où il tisse contre les parisianismes un théâtre-monde –, loin de suivre DURAS vers le désespoir qui signe la défaite de l’Ecole et de l’Histoire, nous donnent à penser ou à croire – les mots sont empruntés à Deleuze –, non pas à un autre monde, mais "au lien de l’homme et du monde, à l’amour ou à la vie, y croire comme à l’impossible" (1985, p. 222).
************************************
1 Toutes les citations en italique dans le corps du texte sont d’Eric Vigner. Elles sont extraites :
- d’un dossier consacré à Eric Vigner dans la Revue d’Esthétique, en novembre 1993.
- d’un entretien réalisé par Sabine Quiriconi reproduit dans Les Cahiers de l’Herne, consacré à Marguerite Duras, en novembre 2005.
- d’un entretien réalisé par Jean-François Perrier, en mars 2006, pour le festival d’Avignon, reproduit dans Le Journal du théâtre de Nanterre-Amandiers (n° 2, octobre 2006).
- d’un entretien radiophonique réalisé par Stéphane Patrice, en novembre 2006 (Court-Circuit, Radio Libertaire, Paris).
2 « Jésus apprit à lire et à écrire, sans doute selon la méthode de l’Orient, consistant à mettre entre les mains de l’enfant un livre qu’il répète (...) jusqu’à ce qu’il le sache par cœur (...). Jésus fréquenta peu les écoles » (Renan, 1974, p. 130).
3 Dans Pluie d’été à Hiroshima, il y a huit personnages : trois personnages féminins et cinq personnages masculins. Et Eric Vigner, pour ces trois personnages féminins et ces cinq personnages masculins, a choisi quatre comédiens et quatre comédiennes.
4 Pour Vigner, « la fragmentation appartient à l’œuvre de Marguerite Duras (...) de fragment en fragment, on peut reconstituer une histoire qui englobe tout : la Seconde Guerre mondiale, les rapports Orient-Occident, l’amour absolu qui ne peut se vivre, l’impossibilité du deuil ». « Chaque fragment est la totalité et la totalité est constituée de tous les fragments », « une totalité qui fait œuvre ».
5 Rousseau, dont L’Emile inspire à Duras – au nom du père – l’un des noms du père d’Ernesto (Emilio et Enrico, en écho aussi aux deux prénoms d’Emile/Henri Donnadieu).
6 Eric Vigner voit Lorient comme « une ville profondément stigmatisée par sa destruction liée à la seconde guerre mondiale en même temps qu’oublieuse de son passé glorieux qui signait son acte de naissance : la Compagnie des Indes Orientales. La mesure des lieux contenait l’histoire de ce premier amour pour un soldat allemand tué le 2 août 1944, la destruction de la ville d’Hiroshima et l’Orient ».
************************************
Notice biobibliographique :
Stéphane PATRICE, docteur en Philosophie, a enseigné en Classes Préparatoires et à l’Université Lyon 3. Il enseigne actuellement à l’Université d’Evry Val d’Essonne.
Il a codirigé les Lectures de Marguerite Duras (Presses Universitaire de Lyon, 2005), et est l’auteur de Marguerite Duras et l’Histoire (PUF, Paris, 2003) et de Koltès Subversif (Descartes & Cie, Paris, à paraître, en janvier 2008).
Il prépare actuellement un essai consacré à l’œuvre du dramaturge Fabrice Melquiot.
************************************
Références bibliographiques :
Adorno, T. & M. Horkheimer (1974) : La dialectique de la raison, Gallimard, Paris.
Burgelin, C. & P. de Gaulmyn (éd.) (2000) : Lire Duras, Presses Universitaires de Lyon.
Deleuze, G. (1983) : Proust et les signes, PUF, Paris.
Deleuze, G. (1985) : L’image-temps, Minuit, Paris.
Deleuze, G. & F. Guattari (1972) : L’anti-Œdipe, Minuit, Paris.
Derrida, J., M. Guillaume & J.-P. Vincent (1997) : Marx en jeu, Descartes & Cie, Paris.
Duras, M. (1960) : Hiroshima mon amour, Gallimard, Paris.
Duras, M. (1968) : Un homme est venu me voir, Théâtre II, Gallimard, Paris.
Duras, M. (1987) : La vie matérielle, POL, Paris. Duras, M. (1990) : La pluie d’été, POL, 1990.
Foucault, M. (1994) : Dits et écrits, vol. 2, Gallimard, Paris.
Kristeva, J. (1990) : Soleil noir, Gallimard, Folio, Paris.
NIETZSCHE, F. (1963) : Ainsi parlait Zarathoustra, Le livre de poche, Paris.
NIETZSCHE, F. (1995) : Humain trop humain, Le livre de poche, Paris.
Patrice, S. (2003), Marguerite Duras et l’Histoire, PUF, Paris.
Renan, E. (1974) : La vie de Jésus, Gallimard, Folio, Paris.
Rousseau, J.-J. (1971) : L’Emile ou de l’éducation, Seuil, Paris.
Saemmer, A. & S. Patrice (éd.) (2005) : Les Lectures de Marguerite Duras, Presses Universitaires de Lyon.