Le Devoir
1 septembre 2007 · ALEXANDRE CADIEUX
ÉRIC VIGNER, sous le signe de MARGUERITE DURAS
ÉRIC VIGNER et MARGUERITE DURAS se sont reconnus au premier regard. En 1993, le jeune metteur en scène d'origine bretonne présente une adaptation de La Pluie d'été, petit bouquin tout simple où s'entremêlent dialogues et récits. La lecture de ce conte à saveur philosophique lui avait permis de se débarrasser d'une certaine image des écrits de DURAS, souvent entourés d'une aura d'inaccessibilité, d'hermétisme. Dans la salle, l'écrivaine est conquise par ce spectacle empreint d'humour, de joie et d'amour, une approche en rupture avec le traitement habituellement réservé à ses pièces par les metteurs en scène. C'est le début d'une histoire d'amour artistique entre deux êtres que 45 années séparent. "Elle m'a aidé à trouver le théâtre que je voulais faire", confie aujourd'hui ÉRIC VIGNER. Pourquoi poursuivre ce dialogue aujourd'hui, à Montréal, plus de dix ans après la mort de l'auteure de L'Amant, d'Un barrage contre le Pacifique et de Moderato Cantabile ? " Parce qu'elle est accessible, nécessaire, importante et simple. Son œuvre fut visionnaire pour la deuxième partie du 100e siècle, et elle est active pour le début du XXe " . Cinq ans après avoir accueilli La Bête dans la jungle, l'Espace Go ouvre de nouveau ses portes à ÉRIC VIGNER et à son processus de création autour de l'oeuvre de DURAS pour une toute nouvelle production de Savannah Bay.
Savannah Bay fut créée à Paris en 1983 dans une mise en scène de MARGUERITE DURAS elle-même, avec Bulle Ogier et la grande Madeleine Renaud. La fable est relativement simple : une vénérable comédienne reçoit la visite d'une jeune femme qui lui demande de lui raconter encore une fois la brève histoire d'amour tragique entre une fille de 17 ans et un jeune homme inconnu. Au-delà de cette histoire qui se transforme au rythme des souvenirs fragmentés ou inventés, ÉRIC VIGNER conçoit notamment la pièce comme l'un des exemples par excellence, dans son fond comme dans sa forme, du processus durassien de l'écriture. Ces deux femmes, "c'est un auteur qui se pose des questions et y répond. D'abord, je me mets d'accord pour raconter cette histoire; ensuite, j'invente, je suis dans l'histoire, je suis dans la douleur de cette histoire; et finalement, je suis dans le dépassement de cette histoire et je retourne au néant."
Savannah Bay constitue également, pour le directeur du CDDB — Théâtre de Lorient (Bretagne), un vibrant hommage au théâtre et à "l'amour inconcevable, irrationnel" de ses artisans pour cet espace de transmission. Ce mot, qui revient souvent dans le discours d'ÉRIC VIGNER, représente la base du travail de ce metteur en scène qui tente de changer le rapport qui s'établit habituellement entre la scène et le public. "Mon travail, ce n'est pas que les spectateurs soient devant quelque chose; cela m'intéresse assez peu. C'est que les gens soient dans quelque chose, et pour que le spectateur soit dans le corps même de l'écriture, il faut mettre en place des moyens et un travail sur le jeu qui soient différents de ce qu'on envisage d'habitude." L'objectif ultime de VIGNER est de faire de la scène un écran de projection personnel pour le public: "Le spectateur de théâtre chez DURAS, il écrit sa propre histoire. C'est une histoire intime qui n'appartient qu'à chacun des spectateurs. C'est ce qui fait que le théâtre de DURAS est un théâtre poétique, qui dépasse un théâtre qui ne serait qu'un point de vue socio-politique, par exempté. Il englobe tous les points de vue sans en choisir un plus qu'un autre."
Coup de foudre
La venue au Québec d'ÉRIC VIGNER est le résultat d'un autre coup de foudre artistique, qui date de 1995 celui-là, alors que sa version du Bajazet de Racine à la Comédie-Française captive une spectatrice montréalaise. Ginette Noiseux reconnaît en lui un ami avec qui elle partage un engouement pour les écritures poétiques et une envie profonde de dialoguer avec ses contemporains.
Pour VIGNER, ouvrir la présente saison de l'Espace Go avec Savannah Bay relève de la déclaration d'intention, un acte politique qui va dans le sens du travail que poursuit la directrice artistique de ce théâtre depuis la fin des années 70 et son investissement au sein du Théâtre expérimental des femmes: "Dans ce spectacle, il y a quelque chose qui est dit de l'engagement des femmes dans le théâtre d'ici." Le metteur en scène reconnaît avoir eu beaucoup de plaisir à travailler avec deux grandes actrices, Françoise Faucher et Marie-France Lambert, toutes deux habituées de s'attaquer à des rôles exigeants. Dans ce magnifique duo de comédiennes, ÉRIC VIGNER retrouve aussi toute cette transmission, ces échanges entre les générations, les cultures (Françoise Faucher est née en France) et les méthodes d'acteur qui participent à la beauté et à la richesse de Savannah Bay.
"La transmission, ça ne va pas dans un seul sens. C'est comme l'amour, et l'amour c'est la réciprocité", conclut ÉRIC VIGNER. Il convie donc le spectateur montréalais à laisser au vestiaire ses préjugés sur le théâtre de MARGUERITE DURAS et à venir poursuivre le processus d'écriture d'une oeuvre avec laquelle il dialogue lui-même depuis des années. Une invitation rare qu'on ne voudra pas manquer.