Vogue
Octobre 2002 · MARTIN BETHENOD
Elle et eux
Quand un comédien essaie de raconter comment il est entré dans ce métier, la plupart du temps il fait intervenir le hasard. Mais le hasard n'existant pas, c'est donc que, plus ou moins consciemment, il éprouve la nécessité vitale de vivre mille vies, grandioses, tragiques, bouleversantes, hilarantes, extravagantes, y compris parfois dans leur apparente banalité... Ce que cherchent les comédiens, les comédiennes, c'est de donner chair à des fantômes, des fantasmes, de les faire exister pour les gens d'en face, les spectateurs. Qu'elles deviennent SIMONE DE BEAUVOIR ou une femme simple, qu'ils ou elles interprètent DURAS, THOMAS BERNHARD ou JULES ROMAINS, qu'ils ou elles jouent une situation de suspense ou de pure poésie, ils et elles sont là pour, derrière le masque de leur personnage, se faire reconnaître. Se faire aimer.
Dans la lumière
ÉRIC VIGNER a rencontré MARGUERITE DURAS par hasard. Marcel Bozonnet, alors directeur du Conservatoire, lui avait proposé de diriger un atelier avec les élèves de troisième année : "un livre est tombé de la bibliothèque et s'est ouvert à la bonne page". Ce livre, c'était La Pluie d'été, de DURAS, un auteur qu'alors VIGNER ne connaissait pas vraiment. Bouleversé, ébloui, il se plonge dans son oeuvre — pièces, romans, films. Explorations, à travers différents médias, de ses obsessions de l'amour, de la mort, de la mémoire et de l'oubli. "Aimer DURAS, c'est aimer tout DURAS."
Elle vient, en octobre 1993, assister la première du spectacle qu'il a monté suite à cet atelier, dans un ancien cinéma des années 50 de la banlieue de Brest. Leur amitié dure jusqu'à la mort de l'auteur, en 1996. Neuf ans plus tard, à l'invitation de Bozonnet, désormais administrateur général de la Comédie-Française, ÉRIC VIGNER monte Savannah Bay, dans la salle Richelieu. Nouvelle étape d'une histoire personnelle, faite d'amitiés, de fidélités, de familiarités, que VIGNER revendique comme seuls moteur, sujet, enjeu de son oeuvre : "Ne me demandez pas d'exprimer une vision du monde, je ne peux que raconter mon histoire intime." Plus que des mises en scène au sens strict du terme, ses spectacles sont autant de tentatives d'écriture de cette histoire : "J'écris avec le matériau du texte, de la langue, des acteurs, du son, de l'espace, de la lumière."
SAVANNAH BAY, par Éric VIGNER, c'est avant tout un travail sur la voix des interprètes : le souffle, la hauteur, le rythme, la diction, le surgissement de la parole, du mot "prononcé jusqu'à la résonance qu'il a", pour reprendre les termes mêmes de DURAS. Un travail non pas psychologique, mais pneumatique, au long de séances plus proches de la répétition musicale (faut-il dire que VIGNER s'est également frotté la mise en scène d'opéra, avec le chef baroque Christophe Rousset ?), avec deux comédiennes engagées et virtuoses : Catherine Samie, doyenne du Français, et à ce titre dépositaire de sa mémoire, dans le rôle de Madeleine, dont DURAS écrivait qu'elle représente "la splendeur de l'âge du monde", et Catherine Hiegel, dans celui de la jeune femme.
Pour la scénographie, VIGNER envahit tout le plateau d'un dispositif de rideaux de trois millions de perles qui jouent avec la lumière, frissonnent, dansent ou s'entrouvrent aux mouvements des interprètes, dessinent des images en même temps qu'ils invitent à les dépasser, les traverser. Derrière la référence aux oeuvres de l'un des plus grands artistes de la lin du XXe siècle, Felix Gonzalez-Torres, c'est la création d'un espace inhabitable, dont seules les marges sont fréquentables, un lieu "qui n'a à voir qu'avec la lumière. SAVANNAH BAY, c'est la lumière de la mort, l'éblouissement de l'amour".