Les Échos
7 octobre 2002 · ANNIE COPPERMANN
La maladie de la mémoire
Le rideau de scène est doré comme une châsse. Il fallait bien cela pour endiguer, peut-être, la surprise des vieux abonnés : MARGUERITE DURAS entre à la Comédie-Française. Dans les petites salles, Le Vieux-Colombier, le Studio Théâtre, c'était déjà fait. Mais dans la grande, c'est une première, un événement, décuplé par le choix de la pièce : il n'y a sur la vaste scène que deux comédiennes. Grandes; il est vrai. Ici veillées, en quelque sorte, derrière un ondoyant et bizarre rideau de perles, par l'auteur elle-même : une immense photo en noir et blanc la montre de profil, sans lunettes, visage plissé, ridé comme une pomme, telle qu'elle était ce jour de 1993, trois ans avant sa mort, où elle était venue voir l'adaptation à la scène de son roman Pluie d'été. Le jeune metteur en scène qui l'accueillait alors se nommait Éric Vigner: Il a depuis fait du chemin puisque c'est lui aujourd'hui qui accompagne DURAS dans la Maison de Molière. Il doit en être fier. De là, tout de même, à ouvrir son album de souvenirs personnels... Péché véniel.
C'est dans l'album de l'auteur que l'on vient s'immerger. DURAS, née en Cochinchine, grandie près du fleuve, dans la chaleur pesante, DURAS et l'obsession d'un grand amour, DURAS et la souffrance, DURAS et la maladie de la mémoire, qui se brouille et qui pourtant, jour après jour, livre après livre, pièce après pièce, film après film, affine, creuse, contourne, cerne, embellit, travestit, une même indéfinissable histoire, vérité devenue oeuvre...
"Je ne sais plus qui tu es, qui tu as été, tu sais que tu as joué, lu ne sais plus ce que tu as joué..." Une femme s'adresse à une autre, plus âgée, assise, qui lui tourne le dos. Est-ce une confidente, une soignante ou, plutôt, sa petite-fille ? Elle tente, en tout état de cause, avec plus d'insistance, de netteté parfois coupante, que de tendresse, de remettre sur le métier les fils de souvenirs qui s'embrouillent ou, volontairement se dissolvent, dans un rire qui doit se vouloir salvateur. Et l'autre, la plus âgée, retrouve peu à peu sa magnificence. Et les images de son passé. De cette grosse pierre blanche chauffée par le soleil, là où la mer se faisait tentatrice, là où venait l'amant, là ou flambait l'amour, trop brûlant pour continuer de vivre, là d'où est partie la tentation de la mort. Et où, peut-être, la vie s'est arrêtée pour celle qui a perdu, ainsi, son enfant et qui, devenue grande comédienne, n'a cessé ensuite d'en porter la blessure et, tout autour de la terre, dans d'innombrables lieux, scènes, capitales, de "crier la passion des amants".
L'impalpable magie des mots
Inutile de le celer. DURAS reste DURAS. Pas d'histoire, bien sûr, pas de dialogue logique, mais des signaux, des bribes, et une sorte d'insistance en forme de litanie, accrochée d'ailleurs à une mélodie récurrente (une chanson, de Piaf "C'est fou c'que j'peux t'aimer", quelques notes de piano, India Song, bien sûr). Il faut alors que la mise en scène n'empèse ni ne dissolve l'impalpable magie des mots, et que les interprètes la jouent presque en musiciennes...
À la création, en 1983, c'était DURAS elle-même qui dirigeait Madeleine Renaud (pour qui la pièce avait été écrite) et Bulle Ogier, au Théâtre du Rond-Point, et la magie était bien là. Ici, Éric Vigner, peut-être intimidé, la corsète un peu. La scène est vraiment grande, le Mékong... bien loin et les comédiennes, d'abord intimidantes. Ce sont les deux grandes Catherine du Français, Catherine Hiegel, qui joue la plus jeune, tranchante, un peu figée, et Catherine Samie, qui est la comédienne âgée, au bord du gouffre de l'oubli. Longtemps, malgré la précision de leur diction, entre les plages parfois interminables de silence qui leur sont imposées, elles figent un peu le mystère DURAS. Et puis, quand s'allument les petites flammes des bougies du souvenir, le trouble finit par s'insinuer dans la perfection du métier, et l'émotion enfin surgit. Tardive mais intense séduction d'un beau spectacle un peu froid....