Libération · 13 juillet 2006 · PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA

Libération · 13 juillet 2006 · PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA
L'hommage subtilement décalé.
Presse nationale
Critique
René Solis
13 Juil 2006
Libération
Langue: Français
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Libération

13 juillet 2006 · RENÉ SOLIS

Réinventer Duras, tâche aride

Où mettre les spectateurs? En général, les "metteurs" en scène qui - investissent le cloître des Carmes ne se creusent pas trop la cervelle : ils les mettent sur un haut gradin de six cents places d'un côté, le charme du lieu (voûtes blanches et haut clocher de l'église voisine) étant censé faire le reste.

Le dispositif imaginé par Éric Vigner a le double mérite de bousculer ces habitudes en respectant l'espace. Les spectateurs sont disposés en vis-à-vis sur chaque côté du cloître, et les premiers rangs collent à la scène, qui est à la fois surélevée et trouée, ce qui autorise aux acteurs des entrées et des sorties verticales. On est proche - presque de plain pied - et loin - le plateau est vaste; à la bonne distance en somme pour écouter Duras.

L'illettré et l'Ecclésiaste.

Où se mettre par rapport au texte? Cette question-là, Éric Vigner a plus de mal à y répondre. Avec l'œuvre de Marguerite Duras, le directeur du Centre dramatique de Lorient poursuit un compagnonnage scellé par une mise en scène de la Pluie d'été en 1993 au Conservatoire. Il revient aujourd'hui à ce texte, dont la forme (un théâtre roman, avec une alternance de séquences narratives et de dialogues) tient beaucoup du scénario de film, ce qui n'est pas étonnant: la Pluie d'été est directement inspirée d'un film qui s'appelle les Enfants. On y retrouve la famille d'immigrés - italiens? russes?, c'est selon - qui habite Vitry et ne scolarise pas ses enfants. Dont cet Ernesto, qui déclare "Je ne retournerai pas à l'école, parce qu'à l'école on m'apprend des choses que je ne sais pas" et qui tout illettré qu'il soit, sait lire des pages entières de l'Ecclésiaste dans un livre à moitié brûlé.

Dans le cloître des Carmes, l'écriture de Duras est pareille à une flamme intermittente. L'attention, la solidarité et le charme des acteurs (Hélène Babu, Bénédicte Cerutti, Thierry Godard, Nicolas Marchand, Marie-Eléonore Pourtois, Thomas Scimeca) ont beau faire, quelque chose s'est perdu d'une ferveur qui était sans doute présente lors du premier spectacle il y a treize ans. Comme si l'humour, le mystère, le trouble de l'amour, qui unit Ernesto à sa sœur Jeanne, tenaient plus du souvenir que du jaillissement. Rôle d'enluminures. Que trop d'amour paralyse, Vigner en fournit peut-être la preuve dans son adaptation d'Hiroshima mon amour qui succède sans entracte à la Pluie d'été. Peu avant sa mort, Duras lui avait offert les droits du scénario. Il aurait pu choisir entre fidélité absolue (la projection dans le cloître du film de Resnais avec Emmanuelle Riva et Eiji Olçada) et rupture délibérée; il opte pour une troisième voie: l'hommage subtilement décalé. Avec deux comédiens, Jutta Johanna Weiss et Atsuro Watabe, dont la présence et les belles silhouettes évoquent d'autant plus des fantômes du film que la majeure partie de leur dialogue est dite en voix off, et qu'il leur est à peu près impossible d'inventer quoique ce soit, condamnés, à l'image des panneaux japonisants et coulissants du décor, au rôle d'enluminures d'une parole figée.