L'Humanité · 30 septembre 2002 · SAVANNAH BAY (Comédie-Française)

L'Humanité · 30 septembre 2002 · SAVANNAH BAY (Comédie-Française)
Un texte qui parle de la mémoire du théâtre
Presse nationale
Avant-papier
Zoé Lin
30 Sep 2002
L'Humanité
Langue: Français
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L'Humanité

30 septembre 2002 · Entretien avec ÉRIC VIGNER réalisé par ZOÉ LIN

Un texte qui parle de la mémoire du théâtre

Un entretien avec le metteur en scène, un habitué du monde poétique de l'auteur. Il a confié les rôles de la pièce à CATHERINE SAMIE et CATHERINE HIEGEL. Chacune à sa manière donne du relief aux mots de DURAS.

Ce n'est pas la première fois que vous montez une pièce de MARGUERITE DURAS. Quelle est donc la genèse de Savannah Bay?

ÉRIC VIGNER. C'est la suite logique du travail sur MARGUERITE. L'an dernier, j'ai monté la Bête dans la jungle, une adaptation française de MARGUERITE DURAS d'après une oeuvre de Henry James. C'est une genèse compliquée parce qu'il y en a plusieurs. J'ai failli monter cette pièce il y a trois ans de cela à Berlin avec une artiste de Berlin-Est qui s'est toujours refusée à partir et une jeune actrice viennoise. C'est un texte qui parle de la mémoire, de la mémoire du théâtre. Les artistes, et les femmes plus précisément, sont dépositaires d'une mémoire du monde. J'avais envie de voir ces deux femmes, l'une doyenne du théâtre allemand qui a connu la guerre puis la construction du mur et sa destruction, l'autre a quitté l'Autriche pour faire ses études dans le monde entier, à Moscou, New York. Cela n'a pu se faire. Quand Marcel Bozonnet a pris la direction de la Comédie-Française, je lui ai proposé Savannah Bay, pour faire entrer MARGUERITE DURAS au répertoire et dans la salle Richelieu, pas au Vieux Colombier ou au Studio, bien qu'il n'y ait que deux actrices justement pour travailler sur cette idée de mémoire et de transmission à travers l'acte théâtral de la pièce. Le choix s'est porté sur CATHERINE HIEGEL et CATHERINE SAMIE, la doyenne du Français qui, d'une certaine façon, est dépositaire non seulement de sa propre vie et du théâtre qu'elle a traversé jusqu'à maintenant mais aussi de l'histoire de la Comédie-Française.

Parlons de cette photo en fond de scène.

ÉRIC VIGNER. Savannah comprend trois parties. Une première pour dire que l'on a tout oublié et quelqu'un vient pour que le théâtre commence; ensuite, elles racontent l'histoire et l'on invente celle de cette jeune fille qui veut mourir d'aimer, sa disparition et sa mort, la naissance de l'enfant. Enfin, dans la troisième partie, on accède au réel: tout ce qui était de l'ordre de la fiction, de la beauté, de l'illusion, de la brillance et de la lumière s'estompe pour laisser des éléments posés les tins à côté des autres et non plus un espace.

Le décor s'estompe, la lumière change.

ÉRIC VIGNER. Il n'y en a plus. Quant à cette photo, elle est liée à Marguerite au moment de la création de la Pluie d'été en 1993. Je l'ai rencontrée à ce moment-là. Elle est venue à Brest et cette photo a été prise après la représentation. C'est une photo où elle rit, où elle est heureuse et l'on sent un rapport de l'ordre de la transmission entre la jeune fille et MARGUERITE. Ce qui m'intéressait c'était ces deux femmes, l'une à la fin de sa vie et l'autre pas. Une transmission heureuse. Or tout le processus de Savannah est un processus pour retrouver le lien, le fil de la transmission interrompue. C'est un théâtre consolateur de ce point de vue. Mon travail de mise en scène n'est pas seulement fondé sur la direction d'acteurs, c'est l'affaire de DURAS et des actrices elles-mêmes. Mon travail était de créer un espace qui soit de la lumière, cette lumière des étoiles qui nous parvient même quand elles sont mortes. C'est une histoire qui nous arrive après la mort de l'objet. La photographie, c'est la trace de la lumière sur un papier. Peu importe ce que cela représente. Seul m'intéressais, dans le processus de mise en scène, de se débarrasser des images sur le théâtre sur DURAS. C'est un théâtre intime qui s'adresse à l'intime de chaque spectateur. Savannah dans ce sens est une oeuvre ouverte. Ce n'est pas la petite histoire qui compte, ça n'a aucune espèce d'importance, on ne sait même pas si elle a existé. C'est de l'ordre de la création, de l'origine du monde, de la naissance de l'amour, de la mort. On est dans un processus métaphysique: "Qu'est-ce donc qu'avez-vous?" Le Misanthrope commence ainsi.

Se débarrasser des images, dites-vous, sur Marguerite DURAS. Qu'entendez-vous par-là?

ÉRIC VIGNER. Son rapport à la mondanité ou au politique n'a jamais été réellement bien compris. Ce qui m'intéresse chez elle, c'est l'écrivain, le grand poète du XXe siècle qu'elle fut et qui n'a toujours pas été comprise. Elle a créé une oeuvre qui se révélera au XXle siècle. Je me dis que cette femme a passé toute son enfance en Indochine et c'est fondamental. Elle est au contact d'une civilisation, d'une culture qui n'est pas occidentale, une philosophie orientale du moins pour le plus, alors que la philosophie occidentale se définit par le plus pour le moins, avec beaucoup de logorrhée, de thèses et d'antithèses. Elle est plongée là-dedans, avec une mère totalement utopique qui veut construire des barrages contre le Pacifique, veut aller jusqu'au bout, et résiste. On est extrêmement résistant dans la famille Donnadieu, des résistants terriens avec, en même temps, une tentation verticale où la question de Dieu est présente dans toute son oeuvre. Un dieu laïque.

L'entrée de Marguerite DURAS au répertoire n'est pas anodine?

ÉRIC VIGNER. Non, c'est un acte et j'ai voulu le faire.

Vous semblez fier?

ÉRIC VIGNER. Oui comme on pourrait le dire dans ma famille. C'est comme une promesse secrète que j'aurais tenue à MARGUERITE. C'est important de dire que ce n'est pas du théâtre abstrait ou intellectuel. Ce n'est pas que de l'ordre de l'intime. C'est un grand théâtre métaphysique et on en a besoin. C'est un théâtre qui ouvre, une parole, une écriture qui ouvre et qui n'apporte aucune réponse à rien. ll n'y a pas de constat sur le monde. C'est de l'ordre de l'énergie pure, de la sensation, de la lumière, de l'eau, des éléments et je dirais profondément féminin. Plus je fréquente cette pièce et plus je me trouve face à quelque chose que je ne connais pas et qui me fascine: le féminin, l'autre planète, inaccessible et incompréhensible. Le processus sensoriel, physique de DURAS est lié à ces premiers émois amoureux, la sensation de nager dans la mer chaude, le premier acte sexuel, la première histoire d'amour. Il y a de la sexualité, beaucoup d'érotisme au sens propre c'est-à-dire le rapport entre l'amour et la mort. C'est toujours concomitant, les contractions de l'accouchement, l'accouchement, l'enfant qui naît et c'est comme s'il était mort-né. Ce n'est pas important dans son oeuvre. Ce qui importe, c'est tout ce qui précède et qui amène à la naissance. C'est la genèse et non la maternité. Elle a quand même reconnu avoir passé sa vie à écrire sur Dieu et pas grand monde l'a relevé.

Un mysticisme laïque pour reprendre votre expression?

ÉRIC VIGNER. Complètement. Mais ce n'est pas étonnant quand on s'appelle MARGUERITE Donnadieu. Elle a beau s'appeler DURAS après.

Revenons sur la mémoire: comment travaille-t-on sur la mémoire du théâtre?

ÉRIC VIGNER. On ne travaille pas. CATHERINE SAMIE me raconte (pour un enregistrement pour France-Culture) qu'elle est arrivée à vingt ans au Français et qu'on ne lui a rien appris. Elle a juste fréquenté des gens, côtoyé des acteurs, d'autres que l'on appelait maîtres mais qui l'étaient parce qu'ils étaient là. J'ai trouvé cette forme d'apprentisage de l'art de l'acteur, liée à une expérience empirique très belle. Aujourd'hui on a tendance à donner beaucoup d'indications, d'explications. J'ai monté la Pluie d'été un peu comme Ernesto qui dit "Je ne retournerai pas à l'école parce qu'à l'école on m'apprend des choses que je ne sais pas". J'adore cette phrase. Il est une autre forme de connaissance et ce n'est pas celle-là que l'on développe. Elle est trop dangereuse. L'être est dépositaire de cette mémoire, il l'est en soi. La diction de CATHERINE SAMIE est sa mémoire, une mémoire du théâtre. La façon qu'elle a de préparer les hauteurs, de sa voix, ses exercices physiqiies. Elle se prépare comme une chanteuse et non comme une actrice. J'ai rarement vu des acteurs proposer des choses aussi fortes: c'est à la fois complètement technique et rempli du sentiment qu'elle y a mis. Elle a un rapport vertical au théâtre tandis que CATHERINE HIEGEL est plus dans un rapport horizontal. Elle vient d'une autre histoire, elle est post-brechtienne.

Le théâtre serait ce qu'on ne sait pas?

ÉRIC VIGNER. Absolument, enfin pour moi. Pour d'autres, cela peut être le contraire. Je m'intéresse à la poésie. Je ne crois pas du tout au théâtre social, je trouve cela inutile. Cela ne m'intéresse pas, c'est un leurre. Le théâtre, quand il est grand, est avant tout un théâtre d'art, c'est-à-dire qu'il pose la question de sa propre forme de représentation. Vôilà pourquoi on peut toujours monter Shakespeare ou Molière. La première réplique de Savannah Bay dit "Qu'est-ce que c'est ?" qui nous renvoie au Misanthrope. Quand je lis ça, je sais que j'ai à faire à un grand texte. DURAS est éclairante, visionnaire. Elle est allée plus loin que son temps, limitée dans son analyse.

Vous dites cela car vous aviez peur d'être incompris?

ÉRIC VIGNER. Moi non, DURAS oui. Je comprends que cela puisse glisser. C'est un texte violent. Toute la question de la représentation, du réel, de l'illusion, de Dieu, du théâtre, de l'écriture et de sa mise en mouvement
est vertigineuse. D'habitude le théâtre est plus tranquille. On vous raconte une histoire tandis que là, on ne sait pas. C'est un travail intense, assez court mais on est dans un hors temps. C'est une sensation étrange que d'avoir perdu la notion du temps. Plus les années passent et plus l'écriture de DURAS me touche, s'éclaire en même temps qu'elle demeure inexplicable.