La Tribune
18 juillet 2006 · JEAN-PIERRE BOURCIER
Passés recomposés
Dans ce magnifique cloître des Carmes d’Avignon, la vaste scène de PLUIE D’ÉTÉ À HIROSHIMA, pièce que met en scène ÉRIC VIGNER, n’est pas frontale mais un centre et les spectateurs sont assis sur trois des côtés qui ont une forme de demi-cercle. Comme si les premiers rangs allaient se fondre dans le décor. L’effet est déjà saisissant. La surface de jeu est tachetée de gros points noirs ou bleutés ou verts et marquée par des figures géométriques très libres évoquant ces flaques d’eau que laisse la pluie une fois passée. Ce sont des trous, des passages vers des dessous qui peuvent être caves, caches ou cicatrices d’une terre récemment bombardée. Derrière le titre PLUIE D’ÉTÉ À HIROSHIMA, ÉRIC VIGNER associe et adapte deux textes de MARGUERITE DURAS. HIROSHIMA MON AMOUR de 1950 devint le film que l’on sait, cette rencontre amoureuse entre "elle", la Française au passé indélébile d’un premier amour avec un jeune Allemand à la fin de la guerre lui valant d’être tondue, et "lui", l’artiste japonais témoin de la bombe sur Hiroshima. Et LA PLUIE D’ÉTÉ, livre écrit en 1990 mais qui fut d’abord un film, LES ENFANTS, chronique d’une famille d’immigrés pauvres dans la banlieue parisienne, Vitry.
Dans cette "casa", il y a le père, un peu ailleurs mais très amoureux de cette mère qui épluche des pommes de terre à longueur de journée. Il y a les brothers et les sisters, nombreux, dont on ne croisera que Jeanne la fille, belle, et Ernesto, 12 ans, très intelligent, trop grand pour son âge. À l’école, Ernesto n’y restera que quelques jours. Il avouera à sa mère : "Je ne retournerai pas à l’école parce que, à l’école, on m’apprend des choses que je ne sais pas." Phrase énigmatique qui bouleversera la "casa". Tout comme sa relation avec Jeanne.
Tout ce préambule pour replacer ce qui fait l’essentiel du travail de VIGNER dans cette appropriation des textes de MARGUERITE DURAS qu’il connaît bien. Les liens entre ces deux univers, Vitry et Hiroshima ? Il s’agit pour lui plus d’une "volonté de faire entendre une écriture qu’à celle de raconter des histoires.(...) Faire se rencontrer le corps de l’acteur dans le moment même du jaillissement de l’écriture". Le résultat est passionnant. Le titre de son adaptation donne l’ordre de l’enchaînement des textes. Ils sont 6 qui, dans un premier temps, s’emparent d’une façon chorale du préambule et de la postface de LA PLUIE D’ÉTÉ, mettent le spectateur dans la posture du lecteur, avant de prendre les rôles, les parents, le frère et la sœur, l’instituteur et le journaliste. Parce que Ernesto est exceptionnel, et deviendra peut-être un savant.
C’est plein d’humour, d’étonnement jusqu’à l’évidence, de mystère aussi. Les comédiens sont superbes de fraîcheur. Il faudrait tous les citer mais retenons quand même NICOLAS MARCHAND, Ernesto troublant de sincérité. La transition avec HIROSHIMA..., rapide, laisse d’abord incrédule. La voix d’EMMANUELLE RIVA nous revient en pleine tête. Mais quand, dans cette pénombre permanente, les deux amants (JUTTA JOHANNA WEISS et ATSURO WATABE) évoquent leur passé, hésitent au seuil de la passion, c’est finalement la mémoire des guerres qui saute à la figure. Et aussi les interdits de la morale qui questionnent. VIGNER a gagné son pari.