Eure Inter
27 octobre 1994
L'humeur vagabonde
Viendra, viendra pas, Gregory Motton, le jeune auteur britannique iconoclaste dont on parle beaucoup en ce moment, a laissé planer le doute sur sa venue à Evreux. Finalement, samedi, c'est son agent qui a débarqué au théâtre sans tambour ni trompette. Mais avec une cornemuse. Reste que l'ombre de Motton, gràce à la mise en scène d'Eric Vigner, remplissait subrepticement la scène de son humeur vagabonde.
Dans Looking at you, on pourrait s'attarder sur la partie émergée de l'iceberg. Une histoire pathétique de clochard incapable de payer son loyer, ses dettes, sa nourriture bref, d'élever femme et enfants (nombreux).
C'est le côté underground voire "crado" de la pièce. Les huissiers sont tous des requins et Bruno Raffaelli, "clodo" débonnaire à l'aise dans son imposante carcas-se de décathlonien, prend un malin plaisir à se rouler dans la boue. Miracle de la technique qui fait qu'un flot visqueux et répugnant se répand sur la scène...
Et puis il y a la partie émergée, celle que l'on devine, abstraite, rebelle et furtive. Fidèle à Motton, Eric Vigner se joue des limites de l'interprétation et pousse les acteurs dans leurs derniers retranchements. Alice Varenne, filiforme et fluide comme une statue de Giacometti (ou de Fanny Ferré pour faire plus local), excelle dans ce jeu des contrastes, à l'instar de Marilu Marini, calfeutrée dans son balcon, tour à tour ombrageuse et lumineuse. "On ne recherche pas un sens dans une pièce de Motton; on recherche une sensation."
Cette citation empruntée à une journaliste anglaise résume assez bien l'esprit de cet auteur à découvrir qui déclare joliment: "Je m'agrippe au mât de mon stylo pendant que les vagues de mon inconscient me submergent."