Le Figaro
4 décembre 1994 · Frédéric FERNEY
Un Eire de famille
Gregory MOTTON est un auteur provocant, brutal, énigmatique. Et qui paraît neuf. Comme le dit Éric Vigner, cet anglo-irlandais livre son théâtre "sans mode d'emploi", ce qui, loin de donner tous les droits au metteur en scène, le condamne à s'arrimer au texte. Il lui faut, en renonçant (mais jusqu'où ?) à ce qu'il sait, consentir à cette âpreté de nuit blanche, à ces abîmes vierges, à ces tourments.
D'emblée, la pièce inquiète ironiquement nos repères, nos catégories. Pas de psychologie, pas de situations. Des personnages, mais qui sont ces gens ? Des errants, des paumés, des sans-abri mais MOTTON, plutôt enclin à la vision métaphysique, ne se soucie guère de critique sociale. Des symboles, mais lesquels ? Œdipe, le Christ ou n'importe quel baladin de cet outre-monde : l'Occident. Pitié ! Laissons cela aux théâtrologues.
Au centre de la pièce : Abe (dont le nom tout de même évoque une lignée prophétique), la Femme Sombre et F. P. (la Fille de Peragrin). A priori, c'est un peu maigre pour émouvoir les foules. Et ce n'est pas le titre, Looking at you (revived) again, traduit par Nicole Brette : Reviens à toi (encore), qui risque de nous désemberlificoter.
En attendant, Bruno Raffaelli (Abe) n'a jamais été si bien : il y a dans son jeu quelque chose de pur, de dénué, qui force l'attention. C'est Job sous la pluie glacée de l'Irlande. On devine chez Marilu Marini (la Femme Sombre) des douleurs et des méchancetés que l'accent italo-argentin, pour une fois, décape de tout folklore et leste d'une sonorité abstraite. Quant à Alice Varenne (F. P.), elle surmonte la tentation de l'expressionnisme à laquelle elle semble céder parfois, comme souvent les comédiennes trop douées, et hisse son personnage jusqu'à une étrangeté voluptueuse et maladive. On songe aux corps écorchés d'Egon Schiele ou Francis Bacon.
On sent dans ce spectacle, sans décor, sans trompe-l'oeil, comme souvent chez Vigner, les lambeaux d'un travail d'atelier. On peut (on ne s'en prive pas) revendiquer, sur le mode des fragments associés à un discours amoureux, la probité du lacunaire et s'épanouir dans les parages de l'inaccompli, de l'inachevé, qui ont inspiré à Vladimir Jankélévitch ses plus belles sonates philosophiques. Néammoins, il y a là un système qui risque de sombrer dans le maniérisme, une posture plutôt qu'une esthétique, qui ne laisse pas de nous séduire et de nous exaspérer.
Il me semble qu'après Claude Régy (qui nous a proposé La Terrible Voix de Satan à Saint-Denis, en octobre), Éric Vigner abuse d'une idéologie de la noirceur, comme pour mieux traduire une exigence théâtrale. MOTTON est aussi un fils d'Erin, un amuseur, un luron apparenté à Swift, qui s'émerveille, avec son accent évangélique. On se croit quitte envers l'Irlande parce qu'on souffle dans une cornemuse ! Non, cette désillusion ressemble à un amour de la vérité, qui ne peut être ennemie de la joie. "Nous, Irlandais, nous pensons autrement", disait autrefois l'évêque Berkeley opposé au dualisme cartésien. Drapé dans une flaque de nuit, en croyant accroître la poésie et aggraver le mystère, on a tendance à l'oublier.