Le Nouvel Observateur
9 décembre 1993 · Odile Quirot
Lire, dit-elle
La Pluie d'été, un livre de Marguerite Duras, pour un spectacle d'Éric Vigner, en état de grâce
Elle était là, vêtue de rouge, le premier soir, à Aubervilliers. Elle était là déjà, dans ce vieux cinéma de Brest, ou au Conservatoire national d'Art dramatique à Paris où Eric Vigner a créé son spectacle. Marguerite Duras écoute les paroles de la Pluie d'été, son livre, lâchées dans le grand vent d'un théâtre léger et âpre, en équilibre fragile entre la lecture, le jeu, la vie. Ce théâtre aux yeux grands ouverts sur la douleur, la peur, l'amour est signé par un jeune metteur en scène de 33 ans, Éric Vigner.
On les aime, absolument, ces enfants, Ernesto, Jeanne et les autres, blottis dans leur "casa" tout en chaud et froid, avec le père venu de la vallée du Pô, la mère, d'un Nord lointain et poétique. Elle épluche des pommes de terre, la mère, parfois elle chante "la Neva". L'autoroute, un appentis, et le supermarché où ils dévorent des livres qu'ils ne savent pas déchiffrer : c'est le royaume des enfants. C'est une banlieue triste, Vitry-sur-Seine. Dans un livre brûlé, Ernesto, l'aîné - il a entre 12 et 20 ans -, découvre qu'il sait lire : "Vanité des vanités. Et poursuite du vent." Il n'ira plus à l'école parce que, dit-il,"on m'apprend des choses que je ne sais pas". Mais il sait, Ernesto, très vite, la chimie et tout le reste, et que "la seule pensée de l'humanité, c'est ce manque à penser-là, Dieu". Il sait aussi que ce qu'il aime le plus au monde, sa soeur Jeanne, il la perdra.
Ils sont beaux, ils sont jeunes, à peine issus du Conservatoire. Six comédiens qui lisent et jouent comme on vit, dans l'instant d'une parole et d'une présence : Hélène Babu, Marilu Bisciglia, Anne Coesens, Thierry Collet, Philippe Métro, Jean-Baptiste Sastre. Il y a de la musique, des feuilles blanches sur les fauteuils, du feu, des lumières, et les fées du théâtre se penchent sur cette Pluie d'été.