Théâtre online.com · 19 avril 2004 · "... OÙ BOIVENT LES VACHES."

Théâtre online.com · 19 avril 2004 · "... OÙ BOIVENT LES VACHES."
La fantaisie de la pièce est finalement tout entière construite autour d'un vide, d'un impossible, en tout cas d'un silence.
Web
Critiques
19 Avr 2004
Théâtre on line
Langue: Français
Tous droits réservés

Théâtre online.com

19 avril 2004 · Diane Scott

Le poète et son temps

L'actuel directeur du Centre Dramatique de Bretagne, ÉRIC VIGNER, avait monté La Maison d'os en 1991, que le Festival d'Automne avait programmé l'année suivante. Il met en scène aujourd'hui, pour le Festival DUBILLARD du Théâtre du Rond-Point, l'autre grande pièce de l'auteur : "...Où boivent les vaches.". Commencée en 1949, DUBILLARD la terminera en 1969. C'est la troisième mise en scène de ce texte, à ce niveau de production s'entend, après celles de Roger Blin en 1972 et de Roger Planchon en 1983. Pièce sur les rapports entre la création et la gloire, où comment l'une et l'autre se dupent. Le morceau est d'importance et les difficultés aussi.

"Moi, moi" dit le buste du père, "Moi, moi" se lamente son fils, le poète, le moi, et specialement celui de Félix, l'Artiste, est l'objet autour duquel tourne toute la pièce "...OÙ BOIVENT LES VACHES.". Objet triangulaire, puisque le moi du poète comprend deux dépendances immédiates et nécessaires : son oeuvre et la reconnaissance qu'elle rencontre. Objet à plusieurs étages aussi, qui permet à DUBILLARD de fustiger à la fois ses contemporains et de se mettre en scène dans le dispositif ironique et narcissique de l'artiste aux prises avec les affres de la création. Au centre des cercles concentriques de la personnalité de Félix, Olga, la vache, âme secrète et parole véritable, reste quasi-muette : la fantaisie de la pièce est finalement tout entière construite autour d'un vide, d'un impossible, en tout cas d'un silence.

L'argument est le suivant : le célèbre poète Félix doit recevoir un prix pour son oeuvre, prétexte dramaturgique à ce que se déploient tous les protocoles de la reconnaissance médiatique : interviews des proches à son sujet, interview de l'artiste lui-même, examen du fils sur l'oeuvre de papa, remise de prix et autre inauguration. Entre ces événements, le travail du poète essaye tant bien que mal de se frayer un chemin, d'où cette autre série de séquences où Félix est seul avec lui-même. L'art ne se dégage pas, tout au long de la pièce, du rapport à soi. DUBILLARD écrit : "le sujet c'est le doute d'un poète qui se rend compte que la gloire est truquée".

Au-delà de la fantaisie formelle du texte, la morale de l'affaire est assez dure : l'alternative offerte à Félix (qui est tout sauf heureux) est soit de cultiver une "modernité" que DUBILLARD présente comme vide de sens, soit d'accepter les commandes de l'État, dont il moque l'académisme et le manque d'invention. La vache Olga, qui représente l'être le plus profond du poète, ne parle pas, malgré les supplications de son propriétaire : métaphore de la difficulté à être ce "poète poète" que Félix rêve d'incarner ? Reconnaissance de la rareté statistique de l'art ? Aveu d'impuissance et excuses par avance de DUBILLARD lui-même, au regard de ce qu'il veut écrire et dont il pense que sa pièce ne saurait être qu'une aspiration? Le fait est que Félix n'arrive pas à écrire ("Je ne peux pas écrire. J'ai la crampe des écrivains.") et que ses contemporains ne cessent de le célébrer, jusqu'à la scène finale, l'ultime consécration, qui a, de fait, toutes les allures du malentendu : alors que le poète a passé toute la pièce à boire de l'eau, comme s'il y cherchait (en vain) l'inspiration, il se retrouve métamorphosé en fontaine, condamné, sec comme il l'est, à "faire de l'eau"...

La pièce se prête donc à une double lecture : d'une part cette satire des rapports entre l'époque et ses artistes et, en passant, quelques coups de pieds à la critique et à la poésie "moderne" dont DUBILLARD singe les poses. On peut d'ailleurs lire dans la parodie du poète neurasthénique et porté aux nues, le statut en négatif de DUBILLARD lui-même, qui, dans la spécificité de ses textes, semble toujours être resté dans une marge relative par rapports aux grands courants poétiques de son époque et à la reconnaissance officielle dans laquelle, au moins, Félix évolue. DUBILLARD n'est pas "branchouille" et il force le trait précisément du côté de cette culture d'État "subventionnée", qui est vécue comme bêcheuse quand on n'y appartient pas. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si ce Festival DUBILLARD a lieu au Théâtre du Rond-Point, qui se targue d'être le lieu des "non prises de têtes" et d'une culture qui se définit comme populaire.

À cette dimension parodique s'ajoute le combat du poète avec l'oeuvre. Il en résulte deux tons, presque deux pièces à l'intérieur d'une seule. Peut-on voir dans la longueur de son temps d'élaboration - de 1949 à 1969 - l'une des raisons à ce caractère de couches superposées, perceptible même dans les différentes textures d'écriture ? La longueur de la pièce, aussi, en est peut-être une conséquence. Tout cela ne doit certainement pas être sans difficulté lorsqu'on en aborde la mise en scène.

Puisqu'il tourne autour de la mise en valeur de soi, c'est le travail du clown, dans son principe, qui profite le mieux à ce texte. C'est-à-dire cette technique du jeu d'acteur qui s'attache à donner l'écart entre soi et soi-même, entre la petitesse de la part délibérée et les forces gigantesques qui nous font agir. Il y a de la distanciation dans le clown, cela a été dit. Ce type de travail est infini, il relève, comme tout travail d'acteur du reste, d'une sorte d'exercice zen, tant l'immensité et l'âpreté de la tâche sont grandes. Qui plus est sur une pièce de cette longueur! Le petit solo de danse "moderne" parodique d'Hélène Babu est, par exemple, très efficace, ainsi que quelques autres moments.

Pour finir, on s'apercevra avec ce travail d'ÉRIC VIGNER, que la question de l'humour est une chose énorme. Cette mise en scène de "...Où boivent les vaches.", pour intéressante et riche qu'elle soit, manque beaucoup de ses effets. Parmi les raisons majeures auxquelles ce travail fait réfléchir, peut-être est-il possible d'évoquer ce qui serait un principe d'unité et d'intelligibilité : pour être efficace, un fait scénique doit s'inscrire dans un cadre implicite de dialogue scène-public. C'est presque un principe de communication : pour qu'elle existe, il faut un implicite commun. Non que l'art soit de la "com", mais peut-être qu'il est une forme paroxystique de relation, et, à ce titre, pour qu'un élément soit contondant, il faut qu'il émerge sur un fond commun. Les monologues du début sont, à notre avis, parmi les séquences les plus réussies parce qu'ils autorisent l'attention du spectateur à se poser sur quelque chose et à en recevoir les effets.

Il apparaît après ce spectacle que le comique efficace serait peut-être un comique qui a choisi, qui s'est choisi, un univers, un mode d'adresse. "...OÙ BOIVENT LES VACHES." convoque sur scène plusieurs types d'humour qui ne gagnent peut-être pas grand-chose à cette cohabitation. Par exemple, le comique très pompier de la touffe de foin coincée entre les fesses ou le déhanchement efféminé d'un des personnages sont dommageables à l'ensemble, autant en eux-mêmes que dans la volonté affichée de faire rire qu'ils contiennent et qui désamorce net la drôlerie. Un spectacle réellement drôle n'est pas un spectacle qui fait feu de tout bois - et celui-ci fourmille d'idées - mais un spectacle qui creuse son comique jusqu'au bout de ses partis pris et emmène le spectateur dans de vrais choix scéniques.