Le Monde supplément Aden
21 avril 2004 · Hugues Le Tanneur
ÉRIC VIGNER : "Au début, je n'y ai rien compris"
Rien de plus ennuyeux que la poésie ! D'abord on n'y comprend rien. Et puis cela n'intéresse personne. "Le poète est un jeune homme aux cheveux blancs, il est myope avec de gros yeux et il y a toujours quelqu'un qui vient de marcher sur ses lunettes", écrivait en 1948 ROLAND DUBILLARD, un connaisseur. Il ajoutait dans ce même texte : "Le poète va se pencher sur une source et il voit que son corps se disperse en oiseaux, fleurs et branchages." Pas marrante, finalement, la condition du poète. Dans "..Où boivent les vaches", que présente Éric Vigner au théâtre du Rond-Point, dans le cadre du festival DUBILLARD, le héros, Félix Enne, est un poète justement.
L'oeuvre de DUBILLARD a joué un rôle fondateur dans la carrière d'ÉRIC VIGNER, comédien, metteur en scène et depuis huit ans directeur du centre dramatique de Lorient. "La première fois que j'ai lu un texte de ROLAND DUBILLARD, raconte-t-il, je n'y ai rien compris. C'était LA MAISON D'OS, un ami me l'avait recommandée. Plus tard, j'y suis revenu, et finalement c'est ce texte que j'ai présenté au concours d'entrée du conservatoire, et c'est encore avec ce texte que j'en suis sorti." De même, au moment de fonder sa compagnie, c'est LA MAISON D'OS que choisit ÉRIC VIGNER pour sa première mise en scène, en 1991, dans une usine désaffectée d'Issy-les-Moulineaux. "Je crois que j'ai monté beaucoup de pièces que je ne comprenais pas vraiment, mais que j'éprouvais. Louis Jouvet remarquait justement que "comprendre, c'est sentir, éprouver"."
Poète, dramaturge, comédien, metteur en scène, DUBILLARD a sans doute mis beaucoup de lui-même dans le personnage de Félix Enne. Lors de la création de la pièce, en 1972, dans une mise en scène de ROGER BLIN, c'est d'ailleurs lui qui interprétait le rôle de Félix. C'est-à-dire celui de l'artiste que l'on couvre d'honneurs et qui se sent souillé par cette reconnaissance parce que, comme l'explique lui-même ROLAND DUBILLARD dans un entretien avec Robin Wilkinson : "Peu à peu, dans cette pièce, on lui propose des choses de plus en plus impossibles à accepter sans devenir fou." Cela commence par un dialogue grinçant avec un reporter qui doit le filmer et l'interviewer, puis ça bascule dans l'irrationnel. "On propose à Félix de construire la fontaine de Médicis qui se trouve au Luxembourg. Il refuse et entre alors dans une sorte de schizophrénie. C'est comme une mort symbolique, il bascule dans un ailleurs où il côtoie ses obsessions et les personnages qu'il a créés, ses fantômes, tout ce qui constitue sa vie et son oeuvre", analyse ÉRIC VIGNER.
Rien d'étonnant si ROLAND DUBILLARD considère "...Où boivent les vaches." comme sa pièce favorite. L'ironie et l'humour s'y déchaînent en sarcasmes sans pour autant désarmer l'angoisse devant la mort, et cette autre mort surtout qu'est l'inauthenticité. Dans sa maison, Félix n'est jamais seul. Il est en permanence démultiplié et déformé par les autres, sa mère, son épouse, ses ancêtres... "C'est comme une boule à facettes, dit ÉRIC VIGNER. Cela ne cesse jamais de se transformer. De plus, on ne sait jamais finalement si Félix est vivant ou s'il est déjà mort. C'est comme un vacillement où l'on passe tout le temps de l'extérieur à l'intérieur. Et puis, c'est incroyable, depuis sa création en 1972, cette pièce extraordinaire n'avait été mise en scène qu'une seule fois par Roger Planchon en 1983. Il était quand même temps de la rejouer."