Le Monde · 20 avril 2004 · "... OÙ BOIVENT LES VACHES."

Le Monde · 20 avril 2004 · "... OÙ BOIVENT LES VACHES."
L'encre de cette "tragi-comédie" est encore fraîche et humide.
Presse nationale
Critique
Jean-Louis Perrier
20 Avr 2004
Le Monde
Langue: Français
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Le Monde

20 avril 2004 · Jean-Louis Perrier

La fuite d'un poète asséché par les hommages.

Une version exubérante de la pièce de ROLAND DUBILLARD par ÉRIC VIGNER au Rond-Point

QUE D'EAU ! Comme le corps humain, le théâtre de ROLAND DUBILLARD est aux deux tiers composé d'eau. Le dernier tiers de son château d'eau (ou Maison d'os— titre de sa pièce la plus connue) est constitué de robustes moellons truffés de canalisations propres à contenir les métaphores poétiques de l'auteur et alimenter la forme théâtrale. Devant des murailles de toile peinte, un portier en collant noir et dentelles blanches d'inquiétante fantaisie vient ouvrir les vannes qu'il s'attachera, plus tard, à réparer dans le bleu du plombier. Le bonhomme, de l'espèce des bonimenteurs, est secondé plus que suivi d'un reporter et d'une galerie de courtisans acharnés à célébrer contre son gré le poète du pays : l'intarissable Félix Enne.

"Le sujet de " ...Où boivent les vaches." est le doute d'un poète qui se rend compte que la gloire est truquée par le monde et la culture, par sa mère, son fils, sa femme et toutes les académies", dit ROLAND DUBILLARD. Le titre est emprunté à la Comédie de la soif, de Rimbaud. Une bonne occasion de remonter à la source pour examen. Aux injonctions de parents et grands-parents qui lui présentent à trois reprises les séductions des boissons familiales les plus exotiques, le Moi rimbaldien réplique net en vers de sept pieds : "Mourir aux fleuves barbares." ; "Aller où boivent les vaches." et enfin : "Ah ! tarir toutes les urnes !"

Des trois propositions, ROLAND DUBILLARD choisit la plus ouverte. Elle autorise la fuite à la campagne de Félix Enne. Il part au fil du courant comme au fil de la plume, retrouve à force de méandres son excellente consoeur, la vache Olga, dont le meuglement témoigne d'une langue autrement savoureuse, mais tout aussi essentielle. Félix comprend, car il est poète en toutes choses, peintre autant qu'architecte ou musicien. À qui le complimente sur sa dernière composition, il avoue, désarmé : "Mes mains étaient ouvertes comme deux robinets et l'eau coulait, la musique coulait, je n'y étais pour rien." La horde de ses poursuivants, corps constitués en tête, n'a qu'une idée : refermer les mains de ce mage, les statufier et les disposer au centre d'une fontaine majestueuse, où le génie deviendrait potable.

Trente ans après la création de la pièce (mise en scène par Roger Blin, avec Madeleine Renaud, Maria Machado, Jacques Seiler et l'auteur), aller aux eaux. "... où boivent les vaches." demeure tout aussi revigorant, et de bonne ordonnance. L'encre de cette "tragi-comédie" est encore fraîche et humide. Adepte de DUBILLARD depuis le conservatoire, le metteur en scène-scénographe ÉRIC VIGNER est assez sûr de son auteur pour injecter directement ses répliques dans le sang d'acteurs jamais rassasiés.

Chacun déguste le moment d'être en scène avec force claquements de langue. Sous les costumes extravagants, le naturel est chassé au galop au bénéfice d'une exubérance voyante, appuyée par un bourgeonnement gestuel incessant. Un verre à la main, le poète (Micha Lescot) joue les désossés au bord du manque. Si le "tragique" affleure, c'est comme un zeste d'amertume jeté dans un tonic agissant, lorsque théâtre et poésie viennent saluer ensemble, encore étourdis des tours qu'ils se sont joués.