Le Figaro
15 avril 2004 · ARMelle Héliot
DUBILLARD dans les pas de Rimbaud
"...la plus importante de mes pièces", dit-il. Le sujet ? "C'est le doute d'un poète qui se rend compte que la gloire est truquée, truquée par le monde et la culture, par sa mère, son fils, sa femme et toutes les académies."
Voilà pour un sérieux précipité... ROLAND DUBILLARD précise que "... où boivent les vaches." est une tragi-comédie, mais c'est aussi sans doute d'abord l'une des pièces dans lesquelles il s'est le plus livré, une pièce dont ÉRIC VIGNER, qui la met en scène aujourd'hui, dit avec sagacité qu'elle tient dans l'oeuvre du poète de Je dirai que je suis tombé, une pièce comparable à celle de L'Illusion comique dans l'oeuvre de Corneille, celle des Géants de la montagne dans celle de Pirandello.
"Étrange monstre" sans doute que cette pièce qui fut créée en 1972 par la compagnie Renaud-Barrault dans une mise en scène de Roger Blin, avec ROLAND DUBILLARD lui-même dans le rôle de Félix, pièce reprise un peu plus de dix ans plus tard, en 1983, au TNP de Villeurbanne, dans une mise en scène de Roger Planchon et avec Robin Renucci dans les pas de Félix. Au coeur du coeur de ce texte, le poète s'interroge. Il emprunte à Rimbaud sa question principale, celle qui est le point de fuite de toute élaboration spirituelle. Il reprend la détermination rim- baldienne dans Comédie de la soif. "Nos vins secs avaient du coeur !" affirment les grands- parents dans Comédie de la soif. Et lui, et "moi", le poète, l'enfant rebelle qui veut "mourir aux fleuves barbares", qu'a-t-il à répliquer ? "Aller où boivent les vaches."
De là vient ce titre. Bizarre. Bizarre. "Le titre est de Rimbaud", souligne DUBILLARD lui-même. "Le titre est de Rimbaud, il dit : on ne part pas, j'y suis toujours. C'est une pièce sur l'eau qui coule comme la vie."
Et allez donc nous la mettre en scène ! Qu'est-ce que l'art, qu'est-ce que vivre, qu'est-ce qu'être l'homme qui avoue : "Je ne peux pas écrire. J'ai la crampe des écrivains." Est-ce Roland, est-ce Félix qui le dit ? ÉRIC VIGNER cherche au-delà. Lui qui avait fait irruption sur la scène théâtrale en montant, de manière inoubliable et flamboyante, La Maison d'os, ne pouvait qu'entrer ces temps-ci dans le cercle de ces jeunes metteurs en scène qui affrontent l'Himalaya DUBILLARD. Difficile. On l'écrit tous les matins en suivant au jour le jour ce festival que consacre le Rond-Point à l'auteur d'Olga ma vache. C'est à Lorient, dans le superbe théâtre conçu par Henri Gaudin, qu'ÉRIC VIGNER et son équipe ont créé, en octobre dernier, leur version de "... où boivent les vaches".
Dans une grande salle aérienne, sur un plateau libre. Il le disait alors, le patron du centre dramatique - depuis huit ans déjà, huit ans et quelques mois à Lorient, VIGNER - il y avait dans le choix de "... où boivent les vaches." une décision symbolique très forte. À l'heure même où du dossier des intermittents en passant par la remise en question des statuts des institutions et autres repentirs structurels, la place de l'artiste dans la cité n'a jamais été aussi étrangement vacillante, ÉRIC VIGNER et son équipe ne se demandent pas comment "refaire la fontaine Médicis" - ça, c'est pour Félix ! - mais ils interrogent le monde. Jusqu'où peut aller la fantaisie ou la liberté de l'artiste ?
Cela donne une représentation enjouée et déconcertante donnée à toute allure par une troupe épatante en tête de laquelle Micha Lescot et sa longue silhouette d'enfant éternellement au pouvoir, avec aussi Hélène Babu et Jutta Johanna Weiss, Jean-Damien Barbin, Pierre Gérard, Thierry Godard, Marc Susini, Jean-Philippe Vidal. On en reparle !