Ouest France · 7 novembre 1998 · MARION DE LORME

Ouest France · 7 novembre 1998 · MARION DE LORME
Une intrigue cousue de grosses ficelles.
Presse régionale
Critique
Jean-Luc Cochennec
07 Nov 1998
Ouest France
Langue: Français
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Ouest France 

7 novembre 1998 · Jean-Luc Cochennec

Une Marion de Lorme de grand style

La pièce d'HUGO sort grandie des mains d'ÉRIC VIGNER

Salle pleine jeudi soir au Théâtre de Cornouaille, pour Marion de Lorme, mise en scène par ÉRIC VIGNER, directeur du Centre dramatique de Lorient. En près de trois heures, qui sont passées sans une goutte d'ennui, VIGNER a présenté un spectacle stylisé et très beau, bien loin d'une quelconque imitation du réel. Une chance pour cette intrigue cousue de grosses ficelles.

Marion de Lorme. Voilà un nom qui a la douceur d'une eau qui roule. Mais la pièce est décevante. Jetée en trois semaines sur la feuille par un VICTOR HUGO impétueux et énervé, elle manque de fond. Les personnages sont caricaturaux : le pur et noble Didier s'oppose au juge cynique et au geôlier libidineux, le roi falot et infantile à la toute-puissance de Richelieu, sans compter le cortège des personnages-types du mélodrame : la putain respectueuse, l'honorable vieillard, le gentilhomme libertin. HUGO tire ces grosses ficelles sans souci d'approfondir les personnages, il ne s'aventure pas à contester la monarchie absolue, et se contente de reprocher à Louis XIII son manque d'énergie, réduisant ainsi la portée politique de la pièce.

Calme et douceur

Et pourtant, cette Marion n'est pas une oeuvre mineure, parce que, comme toujours chez HUGO, le style sauve tout. Si l'intrigue est taillée à la hache, le vers est ciselé, simple et léger, vivant et coloré, débarrassé des poncifs de la tragédie, direct, toujours intelligent. Il a ce génie de faire du beau avec n'importe quoi. Dans sa préface, qui est dite intégralement par les comédiens avant la pièce, il demande au public de ne pas juger Marion comme une oeuvre politique, mais comme une œuvre littéraire qui doit être prise, dit-il, "littérairement”.

C'est bien ainsi qu'ÉRIC VIGNER s'en empare, bien décidé à faire de l'art, sans penser un seul instant que le public pourrait s'identifier avec ces caractères outrés. Il commence par mettre en scène le théâtre lui-même, ouvrant largement la scène jusqu'en ses tréfonds, jusqu'aux tuyaux de chauffage, aux câbles, aux rampes et aux passerelles, mettant en avant la machine. Sur scène, des treuils, des câbles que les comédiens actionnent, une garde-robe complète. Les comédiens sont aussi machinistes, costumières, et, quand ils n'ont rien à faire, ils s'assoient pour fumer une clope. On ne cherche pas à gommer le travail, à cacher les coulisses, mais au contraire on exhibe l'effort, la technique, la fabrique. Pour mieux distinguer, au centre du plateau, le lieu de l'illusion, l'aire du jeu.

Le jeu des acteurs n'est pas réaliste. Ils ne parlent pas comme on le fait tous les jours. Ils déclament les vers. Ils accompagnent chaque phrase d'un ample mouvement des bras, ils articulent à outrance, jouant de leur voix comme d'un instrument. Parfois les mots roulent au fond de leur gorge en torrents impétueux, parfois ils éclatent en bulles cristallines, parfois ils pétillent et parfois ils grondent. Merveilleuse Marion de Lorme, interprétée par Jutta-Johanna Weiss, qui dit ce texte comme on chanterait un opéra, dont chaque geste est une figure de danse.

Ce qui est insupportable dans le théâtre contemporain, ce sont les cris, les empoignades, les galopades à travers la scène. Chez VIGNER règnent le calme et la douceur. Les répliques les plus emportées sont dites avec le sourire et des gestes gracieux, face au public. Il développe un style de pur théâtre, comme le font les acteurs de Kathakali ou de Nô. Et, finalement, ces personnages à la théâtralité exagérée n'en sont pas moins beaux, émouvants ou drôles, que ceux du cinéma par exemple, au jeu hyperréaliste.

Ce n'est sans doute pas pour la profondeur de l'intrigue que VIGNER a choisi Marion, mais au contraire pour ses artifices, pour son kitsch théâtral qui délivre le metteur en scène de la contrainte du réalisme, et lui permet toutes les audaces esthétiques. Comme HUGO veut être pris littérairement, VIGNER est à prendre en styliste, théâtralement.