Passages · Mai 1991 · LA MAISON D'OS

Passages · Mai 1991 · LA MAISON D'OS
Le sang neuf, c'est celui de la compagnie Suzanne M./Eric Vigner
Presse nationale
Critique
Gilles Costaz
Mai 1991
Passages
Langue: Français
Tous droits réservés

Passages

Mai 1991 · Gilles Costaz

Du sang neuf

C'est à Issy-les-Moulineaux. à la porte de l'immeuble, rien n'indique qu'on y donne un spectacle. Même lorsqu'on entre et emprunte le couloir, aucun écriteau n'indique qu'il y a là du théâtre. C'est seulement en poussant la porte qui feinte le couloir qu'un comptoir se révèle, où des billets sont en vente. Il y a encore des gens qui font du théâtre comme dans l'après-68, en se passant de l'information la plus élémentaire et en utilisant des lieux que rien ne prédestinait au spectacle.

Ce soir-là, la centaine de places que contient cette salle improvisée est occupée. C'est plein. Par quel miracle? Un quotidien arrogant dont les critiques vont parfois jusqu'à aller voir les spectacles dont ils parlent a salué cette réalisation. Mais cela ne suffit pas. La presse ne convainc plus le public comme naguère.

La compagnie qui se produit là a mis son spectacle en souscription. Avec 350 adhérents souscripteurs, elle a pu réunir l'argent nécessaire et donner six représentations en janvier. Avec d'autres souscripteurs, elle a pu faire une reprise d'une quinzaine de jours en avril. à présent, c'est fini, mais d'une manière provisoire. Le succès va rebondir.

La compagnie s'appelle Suzanne M./éric Vigner. Elle réunit vingt acteurs qui jouent tous dans ce spectacle, la Maison d'os de Roland Dubillard. Personne ne sait qui est Suzanne M., la femme énigmatique qui donne son prénom et son initiale à cette équipe. Mais éric Vigner est un acteur-metteur en scène-décorateur de trente ans qui a réuni de jeunes acteurs venant d'écoles importantes: le Conservatoire, l'école du Théâtre national de Strasbourg, la rue Blanche, le Chaillot du temps de Vitez, etc. Pour monter cette Maison d'os, il a cherché une maison en cours de désossement. Il a trouvé cette adresse à Issy, qui n'est pas celle d'une demeure sans histoire, comme on peut le croire en la regardant depuis la rue. C'est une ancienne fabrique de matelas. Une fois dans le hall du rez-de-chaussée conquis par le théâtre, on peut lire, non, déchiffrer, sur le mur écaillé, les mots de "crin", "plumes". Les matelas sont les fantômes de l'établissement. à 21 heures, le public peut monter l'escalier. Les murs sont lépreux et, au-dessus des bancs où l'on s'asseoit au premier étage, le plafond se déchire, le ciment éclaté laisse voir des tiges de bois fatiguées. Mais (...)

Un acteur très maquillé — ils seront tous très maquillés — tire le premier rideau. Un cube quelque peu dévasté apparaît. On tirera ensuite un deuxième rideau, puis un troisième. L'étonnante longueur de cette salle se dévoilera peu à peu. Les personnages, souvent vêtus de gros drap bleu marine (comme s'ils portaient un vague uniforme), s'interpellent, se courent après, tombent dans une trappe, ressortent. Le premier acte de Dubillard cache son jeu. Il est question d'un maître invisible, que tout le monde sert mais sans crainte, avec ironie et même libertinage. Deuxième acte. Le public monte à l'étage supérieur, où l'attend le même dispositif : gradins en face d'une salle très allongée. Là est le maître (Jean-François Perrier), tyran décadent, plus angoissé par des problèmes philosophiques — où est le dehors et le dedans d'une maison et d'un homme? — que par ses relatifs problèmes de pouvoir. Ensuite, tout le monde joue au dangereux de la mort (le personnel imagine que le maître est mort, lui aussi), puis tout reprend comme avant...

Comme souvent chez Dubillard, la pièce s'improvise, ne sait où elle va, devient admirable, puis patine, se reprend, se réveille, s'endort... La mise en scène d'éric Vigner révèle de grandes qualités d'illusionniste et d'agitateur de l'espace. Il utilise à merveille l'énergie débordante et l'humour rentré de ses comédiens (Odile Bougeard, Alice Varenne, Aladin Rebeil). Mais sommes-nous toujours à l'intérieur du "dedans", de la maison mentale de Dubillard? Tout cela est un peu monté comme Ubu, dans une dépense et une débauche de forces où le spectacle triomphe et où le texte s'étouffe quelquefois.
Cette Maison d'os va déménager. Le conseil régional d'Ile-de-France qui a découvert (...)

Chatenay-Malabry l'accueillera en février. D'ores et déjà, le théâtre de la commune d'Aubervilliers, dirigé par Brigitte Jacques, a commandé un nouveau spectacle à la compagnie Suzanne M. Quand on connaît la porte étroite que les institutions réservent aux jeunes équipes, on ne peut que s'en réjouir.