La Croix
24 avril 1991 · Didier Méreuze
Entre Beckett et Vermot
Coup d'éclat d'une jeune compagnie dans une ancienne matelasserie
Au rayon des auteurs scandaleusement ignorés (mais toujours bien vivants), Roland Dubillard occupe une première place. Hormis ses Diablogues qui font toujours les beaux jours du café-théatre, on ne le joue plus guère. Le dernier metteur en scène à avoir ressorti l'une de ses grandes pièces de l'oubli est Roger Planchon, au TNP, avec Où boivent les vaches. C'était il y a une dizaine d'années...
Aujourd'hui, c'est une toute jeune compagnie de six mois d'existence à peine — la Compagnie Suzanne M — qui le remet heureusement à l'honneur avec La Maison d'os, qui n'avait plus été jouée depuis 1962. Une pièce folle pour un spectacle insensé qui, s'il ne mène pas de la cave au grenier, transporte (au sens premier du terme) le spectateur d'un étage à l'autre d'une ancienne matelasserie de banlieue, squattée pour l'occasion.
Fausses trappes et vrais pièges, rideaux coulissants et escaliers aux rambardes de fer, éclairages savants et effets de lumières à travers les carreaux qui pavent le sol ou le plafond... Avec une rare maîtrise de l'espace et de ses contraintes, éric Vigner rend à cette histoire d'un vieux maître à l'agonie sous les regards d'une armée de serviteurs qui se moquent bien de lui toute sa verve incongrue et sa force de provocation originelle.
On rit, on s'inquiète, on se perd dans l'espace littéralement "habité" par la mise en scène et le jeu des acteurs qui, à vingt sur le plateau pour une trentaine de rôles, jouent toujours juste dans le cocktail détonant d'un ahurissement feint et d'une naïve évidence à l'écoute exclusive du texte.
Toute la réussite du spectacle tient là. Dans cette capacité d'adaptation et d'invention au service d'une écriture rare, qui tient à la fois de Beckett et Vermot, triviale et poétique, drôlatique et trouble dans ses mouvements déstructurants de langage, ses interrogations sur la solitude et la mort, le "dehors" et le "dedans" des maisons et des êtres, les rapports maîtres-esclaves selon Swift mâtiné d'Hegel, les murs qui se fissurent, la nostalie de l'enfance et l'angoisse d'être...
Fidèle à cette réplique de La Maison d'os qu'éric Vigner a choisie pour devise de sa compagnie : "II vaut mieux parler comme on veut que comme il faut." La parole, comme le spectacle, est d'or.