Éloges de Loges · Mai 1992 · LA MAISON D'OS

Éloges de Loges · Mai 1992 · LA MAISON D'OS
Parcours d'un jeune acteur de talent.
Revue spécialisée
Jean-Pierre Han
Mai 1992
Éloges & Loges
Langue: Français
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éloges de Loges

Mai 1992 · JEAN-PIERRE HAN

éric vigner, Parcours d'un jeune acteur de talent. Et pourtant tout a commencé dans le délabrement...

Ô mystère du succès théâtral ! Qui dira jamais la savante alchimie qu'il nécessite, plus que pour tout autre art d'ailleurs, tous les paramètres étant mouvants ? Rencontre toujours étonnante, non pas d'un parapluie et d'une machine à coudre sur une table de dissection ; mais presque ! Un texte, des acteurs, un public en un lieu précis, en un temps donné. Étonnez-vous que souvent, à retourner voir un spectacle que vous avez adoré, vous reveniez quelque peu déçu...

Savoir saisir - ou faire semblant de saisir : "Les mystères nous dépassent, disait Jean Cocteau, feignons d'en être les organisateurs" - et ordonner ces éléments, voilà un peu l'art du metteur en scène. Voilà ce qu'a admirablement fait éric Vigner, jeune acteur que seuls quelques initiés connaissaient pour l'avoir entr'aperçu ici et là, dans des spectacles signés Brigitte Jaques ou Christian Colin. Voilà ce qu'a réussi éric Vigner la saison passée, en présentant le chef-d'oeuvre de Roland Dubillard, La Maison d'os, tombé aux oubliettes allez savoir pourquoi - depuis sa création au Théâtre de Lutèce, en 1962. Le hasard - toujours forcément objectif - a du génie.

C'est dans une ancienne fabrique de matelas, à Issy-les-Moulineaux, qu'éric Vigner a pu présenter son spectacle. Murs délabrés, verrière cassée, escaliers vermoulus ; le décor était parfait pour la pièce de Dubillard, qui raconte l'agonie d'un maître entouré d'une foule de domestiques, dans sa demeure en ruines. C'est l'histoire d'un délabrement, celui du corps d'un homme et celui d'un microcosme qui pourrait bien être le symbole du monde. Une bande de très jeunes acteurs - ils étaient une vingtaine, pas moins - tourbillonnaient autour du maître, l'"ancêtre" Jean-François Perrier (qui n'a jamais été aussi bon), un acteur venu du théâtre du Campagnol, et dont l'étonnante silhouette hante notre mémoire de spectateur. Le bouche à oreille fonctionna instantanément. Le succès fut immédiat. Le tout-Paris du théâtre se précipita et vint s'entasser dans ce lieu étrange à peine visible de la rue.

Un jeune metteur en scène - une denrée fort prisée ces temps-ci ; voyez comme les Stéphane Braunschweig, les Marc François, les Francois Tanguy sont "chouchoutés" - était né. Un jeune metteur en scène et sa compagnie au nom étrange de Suzanne M. Preuve de succès, si besoin était : le Festival d'Automne, ce grand pourchasseur de "jeunes" têtes, proposa, in extremis, à éric Vigner de programmer son spectacle dans son édition 90-91 - alors qu'une tournée au Campagnol était déjà prévue.

Comme il n'était plus question de rester dans la fabrique de matelas, promise depuis longtemps à la démolition, il fallut bien chercher un autre lieu. Ce fut le socle de l'arche de la Défense. Endroit étrange ? Sans nul doute. Mais le "miracle" d'Issy-les-Moulineaux ne se renouvela pas. On put toutefois admirer le savoir- faire d'éric Vigner, apte à structurer n'importe quel espace et à faire mouvoir avec habileté une myriade de comédiens. On attend donc avec impatience le deuxième spectacle de la compagnie Suzanne M., un spectacle beaucoup plus sobre, puisque seuls cinq ou six comédiens seront de la fête. Ce sera Le Régiment de Sambre-et-Meuse, d'après Courteline, que l'on espère réjouissant et iconoclaste. La pièce sera donnée au Théâtre de la Commune d'Aubervilliers où officie Brigitte Jaques qui vient, avec la réussite que l'on sait, de présenter La Place Royale, de Corneille, qu'éric Vigner aurait bien aimé monter (il l'avait d'ailleurs déjà fait en troisième année de Conservatoire). Car ÉRIC VIGNER, après être passé par la rue Blanche, a fait le Conservatoire, comme on dit. Cursus on ne peut plus classique qui ne l'empêchera pas, au sortir de ces trois années de "bichonnage", de ressentir par rapport à la "chose" théâtrale une sorte d'aigreur, de trouver que tout cela "n'était plus très vivant"; qu'on ne "voyait" plus sur les scènes que des discours, de la pensée et qu'on avait oublié l'essentiel, c'est-à-dire l'aventure vivante, avec un rapport presque physique entre les acteurs et les spectateurs. "Je trouvais que le théâtre s'était petit à petit coupé du public, s'était fermé sur lui-même jusqu'à l'abîme, jusqu'au plus rien". Bel état d'esprit au sortir de la première école d'art dramatique de notre Hexagone, qui l'amènera à se demander pourquoi il voulait encore faire du théâtre aujourd'hui. Question essentielle que d'aucuns dans le métier feraient bien de se poser...

La réponse d'éric Vigner est simple. Après avoir fait l'assistanat de mise en scène sur Elvire Jouvet 40, de Brigitte Jaques, il décide de monter La Maison d'os, avec cette maxime en exergue à son travail :

"Mieux vaut parler comme on, veut que comme il faut...",

affirmant ainsi la totale liberté de l'artiste. Au départ, Vigner n'avait rien, sinon tout de même, son énergie et celle de ses camarades issus pour la plupart, comme lui, de la rue Blanche ou du Conservatoire, ou encore de l'école du T.N. Strasbourg, et tentés par l'aventure. Et puis aussi "un texte extraordinaire et un lieu formidable". En un mot : "Tout pour faire du théâtre" !

Et si la compagnie qu'il a créée en octobre 90 s'appelle Suzanne M., c'est tout simplement "en souvenir d'une femme qui a toujours fait ce qu'elle a voulu, toute sa vie durant. Elle était un peu, à vrai dire, l'alter ego de Dubillard. Elle est morte. J'ai eu un réel sentiment d'abandon. À cela, est encore venue s'ajouter la mort d'Antoine Vitez que j'ai un peu (très peu) connu. C'est, paradoxalement, cette accumulation de choses qui a fini par me donner l'énergie de faire quelque chose pour vivre... On en connaît aujourd'hui le résultat, après ce retour aux notions de base du théâtre. Un auteur génial, une troupe, un théâtre" !