Acteurs · Mai 1991 · LA MAISON D'OS

Acteurs · Mai 1991 · LA MAISON D'OS
Une adéquation parfaite entre le lieu et le projet théâtral.
Revue spécialisée
Jean-Pierre Han
Mai 1991
Acteurs
Langue: Français
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Acteurs

Mai-juin 1991 · Jean-Pierre Han

Chef d'oeuvre revisité

La radioscopie d'un succès lié, qui plus est, à la naissance d'une équipe théâtrale, est chose bien hasardeuse. Mais quelles que soient les raisons décelées, elles ne pourront que nous affermir dans le plus bel optimisme quant à cette profession si souvent décriée. Les données sont simples. De jeunes, très jeunes comédiens venus d'horizons et d'écoles diverses, TNS, Chaillot, Rue Blanche, Conservatoire... se réunissent un jour d'octobre 1990 sous la férule d'éric Vigner qui crée la compagnie Suzanne M./éric Vigner. Le milieu, comme on dit, connaît un peu éric Vigner pour l'avoir vu jouer dans quelques spectacles de Brigitte Jaques qu'il a également assistée dans le fameux Elvire-Jouvet 40. L'équipe ainsi mise en place, ils sont pas moins d'une vingtaine sur le plateau, et plus d'une dizaine dans le "staff" technique, s'attaque à la Maison d'os de Roland DUBILLARD, pièce qui avait été créée en 1962 au Théâtre de Lutèce, et qu'on n'avait plus revue depuis (allez savoir pourquoi!).

En janvier 1991, six représentations sont données dans la banlieue parisienne, à Issy-les-Moulineaux. Lieu: une ancienne manufacture de matelas. Condition de création? Le dossier de presse affirme que le spectacle a pu voir le jour grâce à 350 adhérents-souscripteurs. Libération consacre près de deux pages à l'expérience. Succès (Y a-t-il cause à effet?). Reprise pour quinze jours en cette fin d 'avril. Re-succès. On affiche complet. Le Théâtre du Campagnol et Jean-Claude Penchenat accueilleront le spectacle l'an prochain. Une tournée se dessine. Le "Tout-Paris" du théâtre se presse dans la manufacture désaffectée. Un vrai conte de fées... Alors? Influence de la presse, habileté "manoeuvrière" de ces novices, bouche à oreille efficace? Sans doute a-t-il fallu un peu de tous ces ingrédients pour provoquer un tel phénomène; ils n'en demeurent pas moins périphériques à la raison essentielle qui est tout bêtement celle de la qualité du spectacle.

Dans la cour pavée du bâtiment, les vieux combattants du théâtre que nous sommes déjà évoquions, en guise de plaisanterie certes, mais tout de même, les expériences de Nancy, du trou des Halles, de la Cartoucherie, en 1968 et alentours, dans des lieux tout aussi "impossibles", mais que la magie du théâtre, justement, avait transfigurés. Nous en étions là de nos discussions lorsqu'un étrange personnage, majordome tout droit sorti de l'imagination du poète, une lanterne à la main, nous invita très simplement à gravir un escalier vétuste menant aux appartements. Halte au premier étage où nous nous entassâmes sur des gradins inconfortables. Petit discours du majordome et ouverture des rideaux, en enfilade sur toute l'immense profondeur de la "scène". L'aventure commence, et déjà nous avons compris qu'il y a une adéquation parfaite entre le lieu et le projet théâtral. Car de quoi est-il question dans la Maison d'os, l'incontestable chef-d'oeuvre de DUBILLARD, scandaleusement oublié pendant des années? D'un maître, vieil homme ou plutôt vieil enfant emmitouflé dans sa pelisse, en train d'agoniser au milieu d'un peuple grouillant de domestiques ne cessant de circuler dans son immense bâtisse à l'architecture aussi tarabiscotée que celle du facteur Cheval. Ce maître n'en finit pas de vivre sa mort, jouant un jeu étrange dans un dialogue d'une subtile virtuosité d'où jaillit par instants, comme toujours chez DUBILLARD, le burlesque et où tout est dit de notre humaine condition en proie à mille et une faiblesses et misères.

DUBILLARD est un funambule de la parole qui s'y entend à merveille pour nous entraîner, de plaisanteries en coq-à-l'âne, dans les mêmes profondeurs abyssales que celles où se débat son personnage principal interprété avec une innocence perverse par Jean-François Perrier qui débuta jadis au Campagnol, et dont on découvrira la tanière au deuxième étage de la manufacture...

L'intelligence d'éric Vigner et de son équipe est d'avoir saisi cette comédie (métaphysique, au sens où Artaud parlait de vaudeville métaphysique à propos de certaines pièces de Vitrac) à bras-le-corps, d'avoir dégagé les rouages de sa structure et, à partir de là, d'en avoir fait un véritable ballet infernal réglé à la perfection. On songe aux Gombrowicz montés jadis par Jorge Lavelli et que nos jeunes gens ne peuvent pas avoir connus puisqu'ils étaient à peine nés. C'est dire l'excellence du travail accompli dans ce qui est une véritable exploration de I'"espace du dedans", pour reprendre l'expression d'Henri Michaux.

Entretien avec éric Vigner

"Cela fait longtemps que je pense à la mise en scène. Au Conservatoire déjà, en 3e année, j'avais monté la Place Royale de Corneille, une pièce extraordinaire que j'aimerais bien reprendre, mais Brigitte Jaques que j'ai rencontrée à la Rue Blanche, et dont j'ai été l'assistant sur Elvire-Jouvet 40, compte la programmer l'an prochain... Je voulais donc faire de la mise en scène, mais je me disais que j'avais le temps, que ce serait pour plus tard, et comme j'avais pas mal de travail en tant qu'acteur... Mais après le dernier Festival d'Avignon qui m'a complètement déprimé, et après avoir encore joué dans le Misanthrope mis en scène par Christian Colin, je me suis retrouvé dans une situation d'aigreur par rapport au théâtre. Je trouvais qu'il n'avait plus rien de vivant, qu'on ne voyait sur scène que des discours, des pensées et qu'on avait oublié ce qui, pour moi, est essentiel, à savoir l'aventure vivante avec le rapport presque physique entre les acteurs et les spectateurs. En se renfermant sur lui-même jusqu'à l'abîme, jusqu'au rien, le théâtre s'est coupé petit à petit des spectateurs. Je me suis vraiment posé la question de savoir pourquoi je voulais encore faire du théâtre... à partir de là j'ai choisi de monter La Maison d'os de DUBILLARD, comme un défi et avec une grosse équipe pour prouver qu'on peut encore faire du théâtre, malgré l'institution.

"Mieux vaut parler comme on veut que comme il faut..." dit DUBILLARD. Cette maxime, je la fais nôtre parce qu'elle affirme la liberté de l'artiste. C'est pour cela aussi que j'ai voulu faire ce spectacle tout de suite, sans avoir à me balader avec mon dossier sous le bras, à frapper à toutes les portes (en fait, les aides sont venues, après!). Il se trouve que, grâce à un ami, j'ai eu l'opportunité d'avoir ce lieu extraordinaire. Nous avons pu y répéter pendant deux mois. La plupart de ceux qui ont entrepris l'aventure avec moi sont des copains que j'avais rencontrés au TNS, au Conservatoire ou à la Rue Blanche. D'autres ont moins d'expérience. Quelqu'un comme Pauline Hemsi, par exemple, a été une de mes stagiaires à la Maison du geste et de l'image. À l'époque elle avait dix-sept ans et nous avions déjà travaillé sur la Maison d'os ; je l'ai gardée! Ce mélange je l'ai voulu. Car on s'aperçoit finalement que la différence entre professionnels et non-professionnels, quand on travaille ensemble sur un projet, n'est pas si grande que cela. Même si j'ai tout de même confié les rôles les plus difficiles aux acteurs les plus chevronnés! Ce que je voulais surtout, c'étaient des gens désireux de travailler en équipe. Aux acteurs qui ont un ego un peu trop fort, je préfère ceux qui sont des êtres humains, qui sont humainement formidables. Je sais désormais que je peux compter sur une équipe de gens qui ont envie de travailler ensemble; le prochain spectacle roulera donc encore mieux!

La rencontre avec le lieu a été extraordinaire. C'est un lieu magique qui, en plus, correspond à ce qu'avait rêvé DUBILLARD. Il précisait d'ailleurs que sa pièce fonctionnait sur la verticalité et non sur l'horizontalité. Cela dit, je pense que notre spectacle est adaptable à n'importe quel théâtre pourvu que ledit théâtre soit toujours pris comme décor.

Notre production ça a été l'énergie, les comédiens, un texte extraordinaire, un lieu formidable. Cest tout. Comme nous n'avions rien d'autre, c'est-à-dire pas d'argent, nous avons lancé une souscription, créant ainsi le futur public de la compagnie. Nous avons demandé aux gens d'adhérer à la compagnie (et non pas au spectacle); nous avons à l'heure actuelle cinq cents adhérents, ce qui est énorme!

Pour ma part, j'ai fait un gros travail sur le texte. Je n'ai pris que le tiers de ce qui est publié chez Gallimard (qui ne représente d'ailleurs que la moitié du manuscrit!). Je me suis dit qu'il fallait rendre la pièce plus claire, la débarrasser de la notion d'absurde, la rendre lisible tout en gardant la poésie. J'ai décidé de rétablir une sorte de structure classique, en tout cas au moins dans l'espace. Et avec un fil conducteur qui est le parcours effectué par le valet novice. Alors que dans le texte publié les scènes avec le maître et les scènes avec les valets alternent, j'ai rassemblé dans une première partie les scènes avec les valets, le maître n'apparaissant que dans une deuxième partie pour céder la place à nouveau aux valets ensuite. Chaque partie est annoncée par une espèce d'appariteur, de Monsieur Loyal. Je me suis autorisé de ce que DUBILLARD dit dans sa préface, à savoir que c'est au metteur en scène d'agencer selon son bon vouloir les scènes de la pièce! Mon travail a consisté en une mise en forme!

Qu'on ait pu mener ce projet à bien est un signe. Il y a seulement cinq ans cela n'aurait pas été possible. C'était encore l'époque du "chacun pour soi". La situation du théâtre est en train de changer. On en revient aux principes de base: un auteur génial, une troupe, un théâtre!..."