Libération · 18 juin 1994 · LE JEUNE HOMME

Libération · 18 juin 1994 · LE JEUNE HOMME
Éric Vigner, qui a repris le Jeune Homme, se joue avec une tout autre distance des directives auduriennes...
Presse nationale
Avant-papier
Alain Dreyfus
18 Juin 1994
Libération
Langue: Français
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Libération

18 juin 1994 · Alain Dreyfus

AUDUREAU, la preuve par quatre

Au théâtre de la Commune d'Aubervilliers, les pièces de JEAN AUDUREAU ont inspiré quatre metteurs en scène. Une bonne occasion de renouer avec ce spécialiste des rendez-vous manqués.

Couché dans la pénombre d'une petite chambre d'hôtel, JEAN AUDUREAU évoque avec douceur ses personnages, en esquissant de ses mains des emboîtements dans l'espace. Il ne retournera pas au théâtre d'Aubervilliers, pourtant presque à portée de voix. "Je ne veux pas me donner en spectacle, dit-il en désignant le plâtre qui lui entrave la jambe droite. Double fracture pour double première. La veille, comme pour conforter son image d'homme ponctuel aux rendez- vous manqués (Cf Libération du 7 juin 1994), avant que ne débutent simultanément le Jeune homme et Félicité, un faux pas suivi d'une mauvaise chute l'ont privé du dispositif élaboré avec ferveur par les animateurs de la Commune/Pandora, Brigitte Jaques et François Regnault : donner l'intégralité de son oeuvre dans des conditions funambulesques et excitantes. Quarante comédiens, quatre metteurs en scène (Pierre Vial, Jean-Louis Thamin, éric Vigner et Pascal Rambert) ont disposé de quinze jours pour répéter, ébaucher des décors et donner vie à son univers.

JEAN AUDUREAU, né le 2 juillet 1932 à Cholet, dans le Maine-et-Loire, a 26 ans lorsqu'il rédige la Réception, jamais donnée car elle exige, dit-on, qu'un acteur en tue réellement un autre. "Légende", rectifie JEAN AUDUREAU, surpris qu'une simple indication scénique ait pu être ainsi prise au pied de la lettre, d'autant que ses pièces fraient assez peu avec le réalisme. Moins étonnant quand on s'est laissé subjuguer par leur pouvoir hypnotique. Notamment celui de la Lève, dont le beau travail de Pierre Vial et de ses comédiens (notamment Catherine Pietri et Philippe Girard) a su rendre la substance impalpable. Les personnages échangent leur ego en se refilant, de chien à homme et d'homme à femme, un mistigri omniprésent sans être jamais identifiable. Comment ça marche? AUDUREAU travaille debout, et ceux, dit Pierre Vial, "qui ont eu le privilège de jeter les yeux sur un de ses cahiers ont pu s'émerveiller de la mystérieuse parenté de son travail d'écrivain avec ceux du peintre, du graveur, du ciseleur. Plus qu'il n'écrit, JEAN AUDUREAU fait véritablement le dessin de ses mots et de ses phrases".

«La marche du soleil»

La carrière d'AUDUREAU a démarré en trombe. Le manuscrit de à Memphis, il y a un homme d'une force prodigieuse, envoyé par la poste en 1965, déclenche l'enthousiasme d'une floppée de metteurs en scène. Antoine Bourseiller répond le premier et crée la pièce pour le Festival du Marais. Le Jeune Homme connaît un parcours plus erratique avant d'atterrir en 1973 à Nanterre (monté par Pierre Debauche) et de rencontrer un succès critique plus que mitigé. Félicité, inscrit au répertoire de la Comédie-Française par Jean-Pierre Vincent, essuie une belle tempête à sa création en 1984. à ces coups d'éclats succèdent des eaux plus calmes, avant que Jean-Louis Thamin ne donne, il y a quelques semaines, au festival de Blaye, Katherine Barker, nouvelle mouture de à Memphis... Malgré les splendeurs du texte, le beau personnage de cette mère du Middle West n'arrive pas à décoller. La fidélité de Jean-Louis Thamin se montre lourdement démonstrative, notamment par une obéissance rigoureuse à la didascalie d'AUDUREAU: on fait bien ce qui est dit tout en faisant bien dire ce qu'on fait.

éric Vigner, le jeune homme qui a repris le Jeune Homme, se joue avec une tout autre distance des directives auduriennes pour cette très libre et sensuelle variation sur la Mort d'Emmanuel Kant, de Thomas de Quincey. Distance pour le moins obligée, à lire AUDUREAU: "Dans tout l'espace scénique une lumière irréelle (le violent soleil!) dessine un appartement luxueux (celui de Kant) qui se confond avec les rues. les places d'une ville déserte. Pour bien fixer ce décor, il suffit d'observer la montée du soleil après les pluies torrentielles. Au moment déterminé par le metteur en scène, Kaufmann prend une canne et inscrit des figures sur le sol, donnant ainsi à l'appartement, puis à la ville, des formes nouvelles, lesquelles d'ailleurs évolueront sans cesse (la marche du soleil) au cours de la représentation." Quelques tables et chaises évoquent davantage une cantine que le logis du philosophe de Koenigsberg, mais sans nuire au cheminement d'une intrigue qui dépasse de loin la raison pure et le simple entendement, pour s'achever sur un infanticide perpétré par un enfant.

à corps tordus

On meurt beaucoup dans les pièces d'AUDUREAU: elles commencent par un meurtre, finissent de même, sont la proie des éléments et de la fatalité. Il faut prendre son temps avec ce théâtre hors temps, lyrique, tragique, qui ne fait rien pour se mettre "au format", ignore les entractes, accumule les monologues et ne cesse de se dérober au sens. "Mes pièces provoquent des réactions très particulières. On m'a dit qu'elles étaient difficiles: c'est vrai, elles exigent de la part du spectateur disponibilité et engagement", constate JEAN AUDUREAU. De fait, nombreux sont ceux qui, déroutés, furieux ou simplement par ennui, quittent la salle.

Félicité monté par Pascal Rambert a ainsi perdu en cours de route une bonne partie de son public. Preuve que cette extraordinaire improvisation sur Un cœur simple de Flaubert, dont AUDUREAU reprend les principaux personnages (Félicité, Madame Aubain, le perroquet), n'a rien perdu de l'atmosphère passionnée qui avait marqué sa création. Dans une mise en scène et un décor sobres jusqu'à l'épure, entourée entre autres d'une hiératique Fabienne Luchetti (Madame Aubin) et d'Emmanuel Salinger (Richard), fin et retenu. Dominique Frot s'immerge dans la folie de la servante exacerbée d'amour pour la faire vibrer, grincer, chuinter, hurler et gémir. Un jeu à mots et à corps tordus que d'aucuns ont trouvé insoutenable, et qui I'est dans sa démesure, mais qui est apparu comme le mieux à même de donner toute son ampleur à la musique d'AUDUREAU. Mélodie trouble, qui, comme le dit Félicité, arrime ceux qui l'entendent à hauteur d'ange.