Libération
24 octobre 1996 · Hervé Gauville
Un Oiseau plane sur Lorient
Reprise de la pièce d'éric Vigner BRANCUSI contre états-Unis, suivie d'un débat: qu'est-ce qu'une œuvre d'art?
Les débats, rôdés par l'indifférence d'un public souvent blasé, ne font plus débat. Sauf dans quelques endroits où, question art, le bât blesse encore. En Bretagne, par exemple, quand il est question de savoir ce que c'est qu'une œuvre d'art, et ce qu'elle n'est pas. Tel est le sujet de BRANCUSI contre états- Unis, pièce d'éric Vigner adaptée des minutes du procès de BRANCUSI contre les états-Unis1.
Paris où vivait le sculpteur Constantin BRANCUSI, New York où il fut jugé et Lorient où son procès vient en appel théâtral forment aujourd'hui un triangle à l'image des voiles latines qui croisaient sur la Méditerranée. L'image vaut pour sa suggestion d'envol, métaphore autour de laquelle tourne le procès BRANCUSI et le débat qu'il provoque. La question est en effet de savoir si la sculpture dénommée "Oiseau" ("Bird" pour les juges newyorkais) entretient un quelconque rapport avec les volatiles ou bien si elle doit s'entendre comme évocation du vol.
Exposé des faits: BRANCUSI envoie en octobre 1926 à New York quelques-unes de ses sculptures pour exposition à la galerie Brummer. Les "objets" sont taxés en douane comme marchandise manufacturée, leur statut d'œuvres d'art n'étant pas établi. Le 21 octobre 1927 s'ouvre le procès BRANCUSI (le demandeur) contre états-Unis (le défendeur) sur plainte concernant une statue en bronze intitulée tantôt "Oiseau", tantôt "Oiseau dans l'espace" tantôt encore "Oiseau bronze" (cf. Libération du 19 juillet dernier). Oiseau ou pas oiseau, sculpture ou pas sculpture, l'alternative trouve un prolongement avec la pièce de Vigner: théâtre ou pas théâtre?
Pour discuter de ce qui pourrait apparaître comme une querelle byzantine (l'Orient de Lorient) le centre dramatique avait réuni, à l'issue de la représentation, un aréopage éclectique. Par ordre d'apparition dans la discussion: Denys Zacharopoulos, directeur du centre d'art contemporain du domaine de Kerguehennec, Jean-Marie Schmidt, chroniqueur au Journal des Arts, Emmanuel Pierrat, avocat au barreau de Paris, Paul Otchakovsky-Laurens, directeur des éditions P.O.L., etc. sans oublier les interventions du public.
D'emblée, les véritables enjeux sont abordés sans détours. "Un débat ne résoud rien, il ajoute du sens aux questions qu'on ne maîtrise pas" (Zacharoupolos) et si "le droit moral de l'auteur doit rester imprescriptible" (Schmidt), il reste avéré que, de nos jours aussi, "il faut un témoin pour attester la définition d'une œuvre d'art" (Pierrat).
Dramaturgiquement préparée par Patricia Brignone (France Culture), la contestation surgit au deuxième acte. "Le témoin n'apporte rien à l'œuvre d'art, tout au plus son témoignage peut-il lui apporter quelque chose à lui-même" (Zacharopoulos).
Au troisième acte, une salutaire mise au point vient rappeler un truisme trop souvent occulté: "à partir du moment où quelqu'un décide d'écrire, il est écrivain" (POL). La position de l'éditeur rejoint ce que devrait être celle du producteur, du conservateur ou du commissaire d'exposition "quand on me dit 'ce que tu as publié là, ce n'est pas de la littérature' ou chaque fois qu'on dit de quelque chose que ce n'est pas de l'art, un déclic fonctionne".
Ne reste plus à éric Vigner qu'à rappeler l'exigence à laquelle se soumet l'artiste qui refuse de transiger, rappel qu'il étaye d'un exemple personnel: "Pour rien au monde, je n'aurais accepté de donner ma pièce à la fondation Cartier au milieu de l'exposition 'Comme un oiseau'; ils avaient mis un soi-disant 'Oiseau' de Brancusi sur un socle blanc!". Rien de tel que l'indignation pour désigner sur quel socle s'appuie un débat qui appelle un oiseau un oiseau, sans que les interlocuteurs se croient pour autant obligés d'échanger des noms d'oiseaux.
1Texte adapté des minutes du procès publiées par Adam Biro (1995) sous le titre BRANCUSI contre états- Unis, un procès historique, 1928 (traduction de Jocelyne de Pass).