La Revue du Théâtre
Avril 1997 · Elie Schulman
Brancusi contre états-Unis, d'après le texte du procès
Le centre Pompidou a présenté en janvier 1997, avec une certaine discrétion, un événement qui était à la fois un très beau spectacle, une magnifique leçon d'histoire de l'art, une réflexion éminemment pertinente sur la place de l'art dans notre société et peut-être aussi dans notre pensée...
éric Vigner a réalisé avec Brancusi contre états-Unis une oeuvre majeure, où l'on retrouve enfin et avec plaisir l'architecte de La Maison d'os de Dubillard et le sourcier de LA Pluie d'été de Marguerite Duras. Il s'agit de la représentation sur scène d'un procès que Brancusi intenta en 1927 au gouvernement des états-Unis et plus précisément aux douanes américaines à l'occasion de l'importation d'une de ses œuvres, Oiseau dans l'espace (1925), que cette administration considérait comme un objet utilitaire ou, en tout cas, à laquelle elle refusait la qualification d'oeuvre d'art qui lui aurait permis d'entrer aux états-Unis sans être assujettie à aucune taxe1.
Avec les excellents comédiens et techniciens qu'il a rassemblés, ÉRIC VIGNER nous restitue complètement l'atmosphère de ce procès et en même temps, d'un geste transcendant, nous entraîne dans un tout autre univers. Est-ce celui de l'atelier de Brancusi, peuplé d'oiseaux de plâtre, de marbre et de bronze, est-ce dans la Cité des Oiseaux d'Aristophane, est-ce dans quelque "pavillon des agités" de l'asile de Peer Gynt ou de Marat-Sade? Peu importe après tout ; on sait que des objets apparemment identiques, les cristaux par exemple, se distinguent par leur aptitude à orienter la lumière dans des directions différentes. Cette capacité de polarisation justifie la présence du metteur en scène dans le processus de la création dramatique, au même titre - et pour accumuler les métaphores pseudo-scientifiques - que la catalyse, dont il est - ou plutôt dont il doit être - l'agent entre l'auteur, les acteurs et les différents corps d'état de l'oeuvre théâtrale.
Aujourd'hui où des mouvements tels que l'art conceptuel, l'art minimal ou Support/Surface deviennent des "écoles" et accèdent à une certaine "dignité académique", on a du mal à réaliser les efforts, les luttes qu'ont dû affronter les pionniers de l'art contemporain, et à prendre la mesure de ce qu'une oeuvre telle que celle de Brancusi, qui aujourd'hui nous émeut par la pureté de son classicisme, pouvait avoir de radicalement choquant, de scandaleux pour les valeurs esthétiques, mais aussi sociales et politiques de la société de l'époque.
à cet égard, ce procès est exemplaire, non seulement par le conflit qu'il expose, mais aussi par le "brouhaha" (selon la propre expression de Brancusi) qu'on perçoit dans le prétoire et dans la ville pendant ce procès ; il est aussi intéressant en ce qu'il expose le fonctionnement du droit américain, qui ne s'enracine pas comme en France dans les codes édictés de façon régalienne, mais dans une constante pratique jurisprudentielle. Comme le souligne MARGIT ROWELL dans sa préface, le témoignage de Brancusi, au cours de ce procès, est particulièrement précieux en ce qu'il constitue une des rares, sinon l'unique, occasions où l'artiste s'est exprimé lui-même sur son oeuvre et sur les voies de sa création.
Encore qu'elle ait été fort bien reçue (mais la capacité d'accueil de la salle était modeste), on peut s'étonner du peu de retentissement de cette création : abstraction faite de son intérêt spécifiquement théâtral, elle développe un certain nombre de réflexions qui correspondent à la curiosité actuelle. Je citerai à cet égard les travaux du colloque qui s'est tenu quelques jours après la dernière représentation dans la même salle du centre Pompidou sur "la politique culturelle, une idée neuve en Europe", avec un aréopage de dignitaires de l'histoire, de la sociologie et de la pensée d'aujourd'hui ; j'évoquerai aussi l'ouvrage qui vient de paraître sous la direction de Jean-Pierre Rioux et de Jean-François Sirinelli : Pour une histoire culturelle. Mais surtout ce "procès en théâtre" donne une magnifique réponse à une question d'actualité brûlante, et je suggérerai au ministre de l'Intérieur de notre pays d'adresser à l'ensemble du corps préfectoral une circulaire reproduisant la conclusion de la décision du juge Waite qui donne raison à l'artiste en soulignant qu'une "école d'art dite moderne s'est développée, dont les tenants tentent de représenter des idées abstraites plutôt que d'imiter des objets naturels. Que nous soyons ou non en sympathie avec ces idées d'avant-garde et les écoles qui les incarnent, nous estimons que leur existence, comme leur influence sur le monde de l'art sont des faits que les tribunaux reconnaissent et doivent prendre en compte." Mais sans doute les barrières des frontières mentales sont-elles plus difficiles à lever que celles de l'économie.
Peut-être trouvons-nous là une des fonctions essentielles du théâtre qui est un passeur, un contrebandier, dont les ruses essaient quelquefois avec succès de déjouer les douaniers qui enferment notre société.
Elie Schulman est conseiller artistique et journaliste.
1. Le texte intégral de ce procès a été publié sous le titre Brancusi contre états-Unis, un procès historique, 1928, par les éditions Adam Biro, Paris, 1995, dans la traduction de Jocelyne de Pass, avec une remarquable préface de Margit Rowell et un appareil critique très intéressant d'André Paléologue.