Le Télégramme
26 janvier 1996
L'Illusion Comique au Quartz : une réussite qui ne trompe pas
Usé par des années de recherche de son fils, qu'un excès de sévérité paternelle a fait fuir, un homme s'en remet à un magicien pour connaître le destin de sa progéniture. Sans jamais pouvoir intervenir sur le cours de cette histoire, il devient le spectateur du parcours de Clindor, valet d'un pitre puis nouveau riche que les intrigues sentimentales et les jeux de dupes du pouvoir finissent par conduire dans la tombe.
On est d'emblée frappé par l'éternelle actualité du propos et la modernité avec laquelle Corneille traite d'une part le conflit des générations et le dialogue souvent très difficile entre un père et son fils et évoque d'autre part ce sentiment si délicat à identifier qu'est l'amour.
Un subtil labyrinthe
Aujourd'hui, Clindor serait peut-être batteur de rock, directeur de communication ou dealer-toxicomane, l'interrogation de Pridamant n'en serait pas moins intense sur la responsabilité de ce qu'il laisse en héritage à son garçon. Sauf que le rejeton bohême a choisi d'être comédien, de faire l'important sur des tréteaux, de rendre à la réalité sa monnaie d'illusion... et de tromper son monde.
Pridamant l'ignore et, comme le spectateur se laisse manipuler, prend pour argent comptant les reflets de miroir, et se fait le prisonnier d'un théâtre dont il ne soupçonnait pas la puissance d'évocation.
Aidé par un subtil labyrinthe de verres, soutenu par un passionnant jeu de lumière qui s'amuse follement à morceler l'éventuelle vérité, inspiré par un décor absent et une dramaturgie n'hésitant pas à montrer leurs dessous, ÉRIC VIGNER prend un plaisir manifeste à faire chanceler la pièce au dessus du gouffre et de la mise en abîme. C'est de l'antre d'un magicien que surgissent les visions, renforçant l'idée d'un art ayant à voir avec le
surnaturel, la magie noire et la divination.
L'art du mensonge
Au-delà de l'exercice de style et d'une construction un peu abstraite qui constituent un véritable miel pour l'esprit, ce beau travail doit beaucoup aux comédiens, formidables porteurs de masques. Malgré de préjudiciables difficultés à entendre tout le texte, selon la place et le mouvement des interprètes dans le décor, et en dépit d'assassines rafales de quintes de toux, ils ont offert le spectacle jubilatoire d'acteurs experts dans l'art du mensonge et de la dissimulation.
Le Matamore, superbement couard, est un incontestable chef-d'oeuvre, tout comme la froide détermination et la férocité verbale de Lyse ("comme vous auriez de l'esprit si vous saviez vous taire") ou le pathétique parcours initiatique du père, joué en quelques mots et gestes essentiels, par un bouleversant Guy Parigot.
Bruyants fuyards
Virevoltante, brillante et variée, relancée dans ses rares longueurs par le dynamique quatuor Matheus, L'illusion comique est une superbe création.
Un enrichissant questionnement pourtant refusé par plusieurs dizaines de jeunes lycéens, fuyards bruyants, piétinant rageusement et très tôt cet accueillant traquenard de mots et de double sens. Ces lycéens fougueux se voulaient héroïques dans leur fière négation d'un répertoire grouillant de vers. Plusieurs se trouvèrent fort bêtes de découvrir dans la voix et le regard de leurs camarades plus obstinés une lueur et une émotion qui ne s'y trouvaient pas deux heures et demie plus tôt. Sortilège du théâtre.