Sud Ouest
10 avril 1996 · SOPHIE AVON
L'énigme de Corneille
À force de l'associer aux grands classiques du répertoire de la dramaturgie française, on avait fini par oublier que Corneille fut d'abord un auteur profondément original, cherchant au long d'une carrière battant des records de longévité (32 pièces), à renouveler les formes et les genres de son époque. l'Illusion comique, écrite il a une trentaine d'années, est exemplaire de cette recherche. Corneille lui-même définit sa comédie comme un "étrange monstre" : "Le premier acte, écrit-il, n'est qu'un prologue, les trois suivants font une comédie imparfaite, le dernier est une traaédie, et tout cela cousu ensemble fait une comédie... "
Une comédie probablement, mais ambiguë, énigmatique, fantastique. Corneille, bien plus tard, la rebaptise en lui ôtant son adjectif. L'Illusion comique devient l'Illusion et ce mot solitaire en dit long sur le projet d'un homme qui tira de l'aventure humaine de multiples péripéties. Ici, les péripéties sont d'autant plus "extravagantes" pour reprendre le terme même de Corneille que la pièce se présente comme du théâtre dans le théâtre. Son originalité est d'abord dans cette stucture qui invente avant la lettre des procédés tels que le flash back, et surtout donne à voir la magie de la scène, la puissance d'un tel miroir.
"Il n'y a pas 36 000 pièces de cette sorte, dit Éric Vigner qui a signé la mise en scène de l'Illusion comique à l'occasion de sa prise de fonction à la tête du Centre dramatique de Bretagne, c'est une pièce qui parle de la nécessité du théâtre, C'est un chef-d'oeuvre un peu mystérieux et une grande leçon d'humanisme qui parle du pardon et de la miséricorde. Corneille fait un plaidoyer du théâtre pour dire que de façon utopique, il permet aux pères et aux enfants de se réconcilier."
La beauté de cette Illusion comique tient aussi dans l'intrigue dont Corneille part : un père cherche son fils depuis dix ans, et prêt à tous les moyens pour le retrouver, s'en remet aux prodiges d'un magicien.
"Ce qui est beau dans cette pièce, dit Éric Vigner, c'est que les rapports enfants-parents sont des rapports de séparation inéluctable. En cela, l'Illusion comique est très moderne. Il ne s'agit pas simplement de la petite histoire entre un père et son fils, mais de la grande histoire qui fonde les rapports familiaux."
Quand Corneille écrit cette pièce, poursuit le metteur en scène, il sait qu'il n'est pas en règle avec les règles qu'il a lui-même fondées. Il n'empêche que c'est quand même du théâtre ici et maintenant. D'ailleurs, ce n'est pas une analyse historique qui m'a poussé à monter l'IllusioN, mais plutôt parce que j'avais envie de me replonger dans le berceau de notre théâtre, celui du XVIIe . Alors, je l'ai mise en scène comme si Corneille avait été le précurseur de tous les théâtres, comme si tous les genres dramatiques étaient déjà en germe dans ce texte..."
Familié des auteurs contemporains, travaillant notamment sur Audureau ou Marguerite Duras dont il a monté la Pluie d'été, Éric Vigner a pourtant tenu à célébrer l'ouverture du théâtre de Lorient avec cette pièce du XVIIe . Un choix symbolique qui témoigne aussi de la modernité de la langue de Corneille.
"C'est une langue formidable, dit-il. Une langue moderne, concrète, un peu âpre. Pour moi, l'Illusion comique est un grand poème dramatique."