Entretien de GINETTE NOISEUX, directrice de l’Espace Go, avec ÉRIC VIGNER
Montréal, août 2007
GINETTE NOISEUX : Paris ne serait pas Paris sans la tour Eiffel, le Louvre ET la Comédie-Française. Ne me l’as-tu pas encore rappelé récemment ? Cher Éric, c’est à toi que l’on doit d’avoir fait entrer, en 2002, MARGUERITE DURAS au répertoire de l’illustre Institution qui compte très peu de femmes auteures. C’est un acte très fort, à plusieurs égards. Et dont je suis très fière. Et toi ? Tu en es fier ?
ÉRIC VIGNER : Je suis fier d’avoir tenu une promesse secrète faite à Marguerite d’entrer au répertoire de la Comédie-Française, c’est-à-dire de faire admettre institutionnellement que son œuvre est aussi théâtrale. Il y a des artistes qui participent à l’invention de l’avenir et ce formidable potentiel d’auteurs inscrits au répertoire de la Comédie-Française constitue une mémoire vive, active. MARGUERITE DURAS s’y est ajoutée avec sa singularité irréductible. Cette écriture qui échappe à tout classement dans la production littéraire contemporaine est, d’une certaine manière, visionnaire et active. Je la crois libre, engagée, vitale et nécessaire. C’est pour des raisons fondamentales que je m’attache à son travail au théâtre. L’héritage de DURAS, c’est aussi cette capacité qu’elle avait de remettre sans cesse en chantier ses propres œuvres et qu’elle nous lègue comme possibilité. Elle n’est plus là, et pourtant, l’écriture poursuit son chemin et génère d’autres écritures. C’est une femme qui transmet avec force et passion. De plus, une auteure dont l’œuvre est, tour à tour et à la fois, romanesque, cinématographique et théâtrale. Elle est sans doute l’un des écrivains français les plus importants du XXe siècle. Ce n’était que justice qu’elle entre au répertoire de la Comédie-Française.
GN : Pourquoi avoir choisi SAVANNAH BAY ?
ÉV : SAVANNAH BAY est probablement la pièce de MARGUERITE DURAS qui rend le plus explicitement hommage au théâtre : elle y met en scène une femme, une actrice, qui serait comme dépositaire de la mémoire du monde, de son accomplissement. Seulement, on ne doit pas dissocier le théâtre de MARGUERITE DURAS de l’ensemble de son œuvre. C’est la partie pour le tout. DURAS a écrit toute sa vie sur l’amour. Sa vie et son œuvre sont attachées à ce sentiment. Son obsession de l’amour, de la mort, de la mémoire et de l’oubli passent à un moment par SAVANNAH BAY.
GN : Que raconte SAVANNAH BAY ?
ÉV : SAVANNAH BAY, c’est une histoire simple, la mort de l’enfant. Et la disparition de l’amour dans la mort, sa dissolution. SAVANNAH BAY, c’est la baie du souvenir. SAVANNAH BAY c’est aussi une histoire de transmissions entre femmes, du secret que les femmes portent en elles et qu’elles se transmettent, devant l’homme qui assiste.
GN : Donc, ça raconte une histoire...
ÉV : Je ne peux répondre à ça qu’à travers sa voix : « Écrire ce n’est pas raconter des histoires. C’est le contraire de raconter des histoires. C’est le tout à la fois. C’est raconter une histoire et l’absence de cette histoire. C’est raconter une histoire qui en passe par son absence. »
GN : Au théâtre, tu aimes raconter des histoires ?
ÉV : Mon travail au théâtre d’une façon générale, et plus particulièrement avec DURAS, est plus lié à la volonté de faire entendre une écriture qu’à celle de raconter des histoires. L’histoire et l’écriture doivent s’inventer dans le présent de la représentation. C’est à un exercice d’équilibriste, de funambule chinois que nous devrions assister. Cela demande une grande maîtrise et un grand abandon de la part des acteurs. On se place dans une posture orientale du point de vue de la culture, et plus seulement du point de vue occidental (celui de Descartes, entre autres). C’est un endroit de mixité, d’androgynie. Cette écriture est née de la vie même de MARGUERITE DURAS. Cette histoire qui est racontée, c’est celle de sa mère et d’elle, de son enfance, du rêve, du désir d’elle enfant en Cochinchine (le Vietnam/Laos). La plus grande partie de son œuvre littéraire prend sa source dans le Mékong. Pour revenir un peu sur ces histoires d’histoires... Je crois tout simplement qu’au théâtre, on ne peut pas s’intéresser, adhérer, s’identifier, se projeter, s’émouvoir, si on ne comprend pas l’histoire que les acteurs racontent.
Ici, la fable est simple : il s’agit de la mort d’une jeune fille dans la mer, de l’enfant qu’elle venait de mettre au monde et qu’elle a abandonné, son désir de la mort étant le plus fort. Elle dit : « Depuis toujours je retiens en moi comme un drôle de désir, celui de mourir. » Mais le processus auquel nous font croire les actrices, c’est qu’elles inventent cette histoire dans l’instant, et ce théâtre pousse les limites du théâtre qui est toujours un mentir-vrai de toutes les façons. Rien ne doit sembler préexister à l’exercice de ce théâtre au présent. C’est par la voix de l’actrice, par la diction, la prononciation, la profération, le cri, qu’est donné à éprouver cette écriture en train de se faire, de s’inventer tout en se défaisant. C’est par le son chargé de l’histoire que nous parvient : la douleur. Elle dit : « On ne peut pas écrire dans la force du corps. » L’écriture, ça ne se nomme pas ; c’est comme un souffle qui, à un moment donné, rencontre le corps de l’acteur et celui de l’auteur dans le moment même du jaillissement de l’écriture. C’est ce moment que je recherche dans le travail avec les acteurs. C’est à cette condition qu’on peut faire entendre à quel point DURAS, ça crie, ça crée des directions dans l’espace, des verticalités sonores qui touchent la voûte céleste et font éclater la nue.
GN : D’où origine l’émotion dans SAVANNAH BAY ?
ÉV : Je ne sais pas. Je le sens seulement. SAVANNAH BAY est une œuvre qui tourne, une valse à trois temps. On aborde l’histoire par toutes ses faces, sous tous ses aspects, on n’est jamais tranquille. Cela me fait penser à une phrase de ROLAND DUBILLARD que DURAS admirait beaucoup. Dans LA MAISON D’OS de DUBILLARD – ma première mise en scène qui était un spectacle manifeste du théâtre que je veux faire – à un moment donné, un personnage dit : « N’importe quel endroit est le bon si c’est par lui qu’on est entré. »
Ici, c’est un peu le même processus dans une démarche plus essentielle où la parole est rare. C’est une parole qui se cherche dans le présent de la représentation, qui avance par bonds, par boucles successives, on ne sait pas très bien où ça va mais on est entraîné et l’émotion se déclenche sans que l’on sache exactement pourquoi, et c’est différent pour chacun. Les actrices doivent favoriser ce rythme, ce mouvement, les soutenir et ne rien imposer. C’est un théâtre terriblement exigeant pour les interprètes car il est réfractaire à toute anticipation. Oui, un théâtre de la parole au présent qui nécessite d’être là totalement « ici et maintenant », avec quelque chose qui s’invente, parce que dans l’invention, la mort est comprise. Au moment où ça se met à naître, ça se met aussi à mourir. C’est un phénomène physique qu’il faut ressentir. Dans la mise en scène de SAVANNAH BAY, j’opère par séquence comme pour du cinéma, en évitant de rompre ce mouvement perpétuel, en essayant de ne rien figer dans les images. Et puis il y a cette phrase dans le prologue : « La salle a payé, on lui doit le spectacle. »
GN : Que signifie pour toi le fait d’ouvrir la saison d’Espace Go aujourd’hui avec SAVANNAH BAY ?
ÉV : On se connaît depuis ma mise en scène de BAJAZET de RACINE à la Comédie-Française en 1994. Ouvrir cette saison avec SAVANNAH BAY, c’est tout d’abord la réponse à une fidélité, une filiation, une histoire d’amitié artistique au-delà des continents, une reconnaissance du même engagement artistique et politique pour réaliser ce théâtre-là, celui que l’on aime fondé sur l’écriture et sur le poétique. Je ne peux pas dissocier la forme du fond. Pour moi, la mise en scène ne différencie pas la direction d’acteurs de la conception des espaces. Plusieurs types d’écritures sont mis en mouvement simultanément : l’écriture visuelle, celle des images qui sont créées, l’écriture sonore – aussi bien celle faite à partir du travail d’interprétation que du son enregistré ou de la musique – et puis l’écriture du corps des acteurs dans l’espace. Cela se rapproche plus de la démarche d’un artiste au théâtre que d’un metteur en scène de théâtre au sens où on l’entend habituellement, sans doute parce que j’ai commencé mon apprentissage artistique par des études supérieures d’arts plastiques qui me permettent de penser le théâtre dans sa totalité. L’écriture de MARGUERITE DURAS me permet d’écrire à mon tour une histoire visuelle et sonore. Tout ce qui naît prend forme provisoirement, s’invente au moment présent, se déforme puis retourne immédiatement au vide d’où il est né et peut alors revivre, à chaque fois d’une façon différente. C’est le processus même de la vie. C’est son mouvement, son travail, qui appellent toujours la remise en question et la contradiction. La compréhension de l’écriture de DURAS m’a donc aidé à développer un vocabulaire visuel et sonore que j’ai appliqué à l’espace du théâtre et de la représentation.
GN : Dans LA BÊTE DANS LA JUNGLE comme dans SAVANNAH BAY, tu as érigé entre les acteurs et la salle de grands rideaux, de bambou pour le premier et de perles pour le second. Superbes. Seulement, pour les uns, c’est là – sacrilège ! – vanité de créateur ! Et pour d’autres, la rencontre s’en fait encore plus intime, très troublante, presque érotique. D’autant plus que tu réformes le proscenium du théâtre classique en trottoir, ni plus ni moins, où les corps des acteurs se posent, se couchent, déambulent et, s’avançant vers toi, s’offrent à toi. Et, s’offrant à toi, t’invitent à franchir le seuil du décor pour les suivre. Tu cherches quoi, là ?
ÉV : Rien de tel que de mettre le spectateur au travail et encourager en lui son désir de voir et donc d’entendre. Dans LA MAISON D’OS de DUBILLARD, la représentation n’avait pas lieu dans un théâtre, mais dans une usine désaffectée sur trois étages. Le spectateur était dans la « maison » avant d’être devant la représentation. Travail utopique, qui voulait placer le spectateur dans le corps même de l’écriture. Mais comment faire pour résoudre cette question du « dedans » dans un théâtre où la scène, lieu de représentation du drame, est séparée de celui de la salle ? C’est à cette interrogation que tentent de répondre les scénographies de LA BÊTE DANS LA JUNGLE ou SAVANNAH BAY. En fait, mes spectacles s’élaborent toujours autour des mêmes questions : quels sont les moyens à mettre en œuvre pour passer à travers les images et atteindre l’essence ? Comment l’écriture devient-elle architecture ? Comment l’écriture devient-elle théâtre ? Comment construit-on le corps vivant du texte et comment intègre-t-on celui du spectateur entendant dans le processus du spectacle ? Comment aborder toutes les fables, toutes les situations, toutes les images que provoque l’écriture ?
GN : DURAS a écrit : « J’écris sans écrire. Je prends de l’ombre, je prends de la lumière, je les dispose de sorte qu’elles ne soient pas dissociables l’une de l’autre et que leur voisinage ne puisse pas être remis en question. Mais ce n’est pas assez. La lumière dont je me sers n’est jamais assez forte, jamais, et j’en meurs. »
Rien, me semble-t-il, ne saurait mieux traduire ce travail d’artiste auquel j’assiste aujourd’hui dans mon théâtre : ta poursuite du vent dans le prononcé d’un A, du bleu plus bleu de ton regard dans l’effort des actrices qui doit s’accomplir jusqu’à la dissolution de l’effort, ton désir d’embrasement en tant que réponse spontanée à la vie.