Théâtre / Public · Théâtre de Gennevilliers
LE THÉÂTRE ORGANIQUE D'ÉRIC VIGNER
ÉRIC VIGNER met en scène BAJAZET, de RACINE, pour la salle du Vieux Colombiers.
Les propos agressifs d'une certaine critique, les hésitations d'un public d'abonnés ont couvert la voix de ceux qui ont aimé le spectacle. La polémique existe pourtant.
D'un côté, on s'exaspère, au nom du bon sens, du bon goût et de l'académisme ; de l'autre, on jubile devant la liberté de cette mise en scène qui tient davantage d'une forme d'écriture que d'une lecture analytique de l'oeuvre.
Gêne ici ce que l'on croyait depuis longtemps admis au théâtre mais qui devient toujours une manière de provocation quand on y mêle RACINE : il ne s'agit pas d'expliquer ou de "rendre accessible" cet auteur ; le metteur en scène, une fois pour toutes, ne joue pas les pédagogues et renoue même avec une certaine innocence.
Encore une fois, s'opposent la part de l'art et celle de la culture : aux uns d'inventer l'oeuvre, de risquer leur désir ; aux autres de protéger la grande machinerie -qui relève parfois de la machination culturelle.
ÉRIC VIGNER a orchestré un spectacle plus musical, pictural que "littéraire" ; du coup, on entend le texte ; du coup, il remet parfois en cause le sens même de ce qui se dit et révèle un RACINE riche de ses paradoxes.
BAJAZET est la seule pièce du dramaturge qui s'inspire d'un fait divers. Elle a pour cadre le sérail, lieu clos et féminin où s'exaspèrent les fantasmes, les peurs, où frissonnent des voix étouffées, des secrets sulfureux que l'on murmure. Aux portes, veillent des nains muets et assassins.
Au-delà de la réalité ottomane, c'est l'étrangeté de cet univers qui semble avoir fasciné RACINE. ÉRIC VIGNER s'est donc surtout attaché à en rendre la magie, le caractère érotique et violent.
Il serait vain de chercher le référent folklorique - et donc la signification - des signes mystérieux qui émaillent la représentation. Plus que des clés, ces pierres, cercles ornementaux sur les crânes, anachroniques accessoires qu'arbore Roxane, déclenchent l'imaginaire plus qu'ils ne clarifient le sens.
De plus, ils soulignent la théâtralité de la fiction.
L'étrangeté du spectacle tient surtout au fait que, progressivement, mots et gestes sont arrachés au silence et à l'immobilité.
Petit à petit, BAJAZET bruisse, et, comme revenu à la mémoire, cherche un souffle.
Au début du spectacle, l'éventail qu'Acomat déploie d'un geste brusque et large, déchire ou ponctue le fil d'un récit égrenné sans crise vocale, la trajectoire rigoureuse de la marche.
Atalide (Isabelle Gardien) cherche sur son corps la lettre dérobée ; un silence mat l'enveloppe tandis qu'elle rejoue la scène de son évanouissement pour retrouver la mémoire. Ainsi, le froissement muet de son vêtement supplée au craquement des plis de papier...
En écho, les mains de Roxane (Martine Chevallier) brisent tous les sceaux, de la lettre d'Amurat au message d'amour. Bajazet (Éric Ruf), muet, tient, comme par inadvertance, à bout de bras, cet aveu fatal désormais profané, froissé, et que la sultane, agenouillée, tente de lui arracher.
Ce frissonnement de papier tient de la cérémonie érotique où l'on effeuille les secrets comme l'on dénuderait les corps.
À l'unisson de ce registre sonore, les pas se font feutrés ; les voix chuchotent ; les comédiens forcent certaines expirations et inspirations (en particulier BAJAZET) si bien que le travail organique de la respiration devient spectaculaire.
Cette variation sur le silence est parfois traversée de cris prolongés. Comme si la cage thoracique, brusquement, s'était ouverte sous la pression d'une charge d'air trop grande, le corps entier expire un prénom, articulé dans la douleur.
Pourtant, si Atalide hurle le nom de Roxane ou la sultane celui de sa rivale, ce n'est pas tant pour l'appeler que pour l'invoquer : nommer prend une valeur incantatoire, une force démiurgique ; ceux qui sont ainsi évoqués ne viennent pas, ils apparaissent, immobiles et attentifs. Le mobile central - mur, pierre levée - permet de révéler ou d'occulter les présences. Trop grand, trop large, il ajoute à l'impression de gigantisme que les hurlements modulés pouvaient créer (pourquoi crier, l'autre était déjà là, tout près ?).
Cette porte de pierre se meut presqu'autant que les acteurs, suggère d'autres présences - assassins muets du palais, lointaine armée d'un sultan qu'on ne verra jamais - mais surtout emmure le fantasme et le crime. Sa dynamique semble se constituer et se défaire au gré des images que la parole invente, à l'insu des personnages, donc, mais aussi à cause d'eux.
S'élabore un ballet cauchemardesque, dont le dessin révèle la complexité infini et labyrinthique du cachot de Bajazet, laisse soupçonner la vie organique du palais de pierre.
D'abord figés dans une immobilité de statue, tenus dans ce qui n'était ni vie ni mort mais l'effigie, le masque de leur légende, les personnages s'éveillent peu à peu au mouvement, s'apprêtent à quelque chose comme vivre.
Les rares sorties et entrées - d'Acomat (Jean Dautremay) en particulier, qui, le premier, dessine l'espace - inventent une profondeur au plateau : allers et venues ne se font jamais côté cour ou côté jardin.
Et c'est un mouvement de rotation (celui que Jeanne accomplissait déjà dans la pluie d'été) qui trahit la vitalité d'un personnage - Bajazet ou Atalide -, sa volonté, un instant, de se délivrer de la fatalité.
Or, la spirale bientôt s'accélère et mène le drame au centre du plateau. Car, toutes règles oubliées, il ne reste plus qu'à enfreindre les lignes déambulatoire qui reproduisent sur le sol la forme de la pierre levée. On rejoint donc le centre jusqu'à être aspiré, finalement, au sein de la terre, sous la pierre refermée, dans le silence qui suit un cri trop long et qu'on n'entend peut-être plus.
Un cor oriental, quelques notes des NOCES DE FIGARO de MOZART suggèrent le cadre historique ou rappellent qu'il s'agit aussi d'un drame romantique. Mais, comme souvent chez ÉRIC VIGNER, la musique est si lointaine qu'elle oblige le spectateur à se demander d'abord d'où elle vient et non ce qu'elle est. Encore une fois, elle donne de la présence à l'espace, de la profondeur à ce tableau en mouvement, sombre et modulé.
Aucune métamorphose ne vient ajouter à la magie du drame ; chacun porte en soi une mort qu'il s'agit seulement d'accomplir. La tragédie commence alors que tout est déjà joué. La situation n'avance pas : les deux scènes entre Roxane et Bajazet s'ouvrent sur une image identique.
Dès lors, pourquoi continuer de parler ?
L'exercice de la parole permet d'expirer, au sens propre, comme au figuré. BAJAZET, le bras tendu, rejoint Atalide à l'autre bout du plateau ; sa marche s'épuise et se ressource comme file le chapelet des alexandrins qu'il égrenne dans la douceur. On pourrait croire à tout moment qu'il va s'arrêter ; mais, dans un mouvement continu et décroissant, il s'achemine peu à peu vers cette mort apprivoisée sur les champs de bataille, lente à venir, et qui vient, "enfin".
Parler, c'est dérouler le fil fatal, consommer son agonie, se brûler à ce plaisir sensuel.
Martine Chevallier et Éric Ruf révèlent la conscience tragique de leur personnage. Car tout se passe comme si la tragédie n'était plus seulement acceptation du destin mais processus par lequel chacun découvrirait la nécessité de sa propre mort. Il ne s'agit pas là de représenter la crise qui précède l'explosion. Chocs, cris, soubresauts, aveux sont les premiers symptômes d'une implosion qui n'ébranlera pas l'ordre du monde. Et c'est cela, sans doute, qui peut désespérer le plus.
Roxane sait que rien ne l'attachera jamais à Bajazet ; elle trouve une démesure tragique, pathétique, en élevant sa douleur au rang d'un rituel sauvage et solitaire, en modulant une incantation sans dieu ; et la distance tenue par la comédienne, ses ongles de tigresse, la robe rouge sang (à la fin du spectacle) semblent les traces décadentes d'un rituel de mort, les parodiques instruments d'une femme qui ne serait plus fatale qu'à elle-même.
Bajazet lui répond, comme ailleurs, transparent, corps planté, dire sans affect, un peu en retard sur le rythme du dialogue.
Ils ne cherchent plus à se séduire, non parce que l'un n'aime pas l'autre (ce serait trop simple) mais parce la séduction se décline dans les mêmes termes que le pouvoir et qu'ils semblent en dénoncer à tous moments la grande illusion. Seuls ceux qui mêlent à la logique de l'amour celle de la politique - Acomat, Atalide - se battent au coeur de leurs contradictions, agissent, rêvent d'un futur possible.
Le travail sur la prosodie révèle les paradoxes de chaque personnage, mais dans le même temps, l'unité de ce long poème dramatique.
La fin de chaque vers est frappé par le silence, chambre d'écho de ce que les mots qui le précèdent ont suggéré, temps où le travail de la mémoire et de l'oubli se complique.
Il ne s'agit pas de respecter, ici, des unités de sens mais de prendre au pied de la lettre chaque groupement sonore, d'épouser les pleins et les déliés du rythme pour constituer un tissu sensible qui garantit le continuum de la parole.
Aux analystes de délivrer la cohérence du discours. L'acteur, ici, redonne du non-sens, laisse le personnage à son mystère, à son ambiguïté : la jeune première pourrait bien être d'une violence fatale ; BAJAZET, façonné par le fantasme des deux femmes, rêve encore d'une gloire sanguinaire couronnant les viriles batailles.
Enfin, cette mise en scène nous permet de mesurer tout à la fois ce qui nous rapproche et ce qui nous éloigne de RACINE et, plus généralement, le lien particulier que nous entretenons aujourd'hui avec la fiction.
La tragédie est un genre littéraire.
Le sentiment tragique ne naît plus seulement de l'examen du processus interne par lequel les héros se perdent ; il vient de la prise de conscience du rapport complexe qui nous attache à la trame de la fable : public d'une fin de siècle qui se vante de ce qu'on ne peut plus, désormais, lui raconter d'histoires, nous nous délectons de cette langue étrangère, de ce conte où RACINE invente un destin à la mort. Et nous mesurons nos contradictions. Le spectacle n'est pas la mise en abîme du procédé de création (comme c'était le cas dans La pluie d'été ; il révèle les voies intérieures de notre émotion et ménage peut-être ainsi un avenir pour le drame.
ÉRIC VIGNER nous fait partager ici une de ses intuitions les plus originales, les plus nécessaires. On peut imaginer que sa prochaine mise en scène - de Corneille, L'illussion comique, justement - lui permettra de poursuivre cette expérience.
Nous pourrions donc avoir l'innocence de BAJAZET dont la voix se brise quand, au souvenir de ses ancêtres, succède cet aveu :
- "J'espérais que, fuyant un indigne repos,
Je prendrais quelque place entre tant de héros" (V. 739-740)
L'Histoire ne le retiendra pas où la tragédie lui invente un avenir de légende.
Et la terre, qui était roche dressée, socle et porte, hiéroglyphe même, devient, à la fin du spectacle, la page d'un livre qu'on referme comme une tombe, un espace plan et muet, sur lequel se découpe l'ombre d'une grille qui n'existe pas.
Et la suivante gémit :
- "O ciel ! En ce malheur,
Que ne puis-je avec elle expirer de douleur !"
Et ces mots pourraient bien être aussi les nôtres.
Mais quelque chose s'est dit qui échappe à mesure qu'on voudrait le tenir. Nous nous sommes racontés une histoire : c'est la tragédie de notre propre héroïsme qui se consume.
Et lumineuse, cette prémonition : comme BAJAZET, nous ne mourrons même pas d'amour.