QUELQUE CHOSE NOIR (ET BLANC) · LA MÉMOIRE EN RUINES DU MOMENT INITIAL (JENSEN, JAMES, DURAS, VIGNER)
Pour JUTTA JOHANNA WEISS et JEAN-DAMIEN BARBIN
Au nom du don des larmes.
"Dispersée entre les lumières, tes ombres [...] Les autres traces, venues des autres sens, ne sont qu'en moi. Quand je trébuche dessus, j'étouffe."
JACQUES ROUBAUD, JE PEUX AFFRONTER TON IMAGE, QUELQUE CHOSE NOIR
C'est en termes mélangeant fatalement le clair et l'obscur que JACQUES ROUBAUD affronte l'image d'Alix – la "semblance" disait-on autrefois -, sa femme, trop tôt disparue. Au centre du "portrait en méditation", avec lequel se confond QUELQUE CHOSE NOIR, recueil des poèmes qu'il composa après sa mort, est une photographie en effet, souvenir palpable et, en même temps, "fascinante petite machine de déconstruction": "Tu m'as laissé une image empreinte de toi, dans le rectangle même de réel qu'elle présente, et tu y apparaîs à l'endroit où seule tu es absente." La mélancolie comme la poésie naissent de cet indécidable: d'un côté, chaque trace d'Alix, image intérieure ou cliché, engendre dans la mémoire du poète une "reconnaissance" ; de l'autre, toutes ces empreintes recollectées sont aussi vaines que le vent car elles ne portent, en leurs configurations, aucune vie. Ce qui reste d'Alix - ici ses "ombres" - ne cesse d'échapper au guetteur bien près de croire que "l'histoire n'a pas de souvenirs". Que ces "traces" ne font pas "sens". Mais la "trace", est-ce simplement ce qui reste?
Dans le sillage de WALTER BENJAMIN et de JACQUES DERRIDA, GEORGES DIDI-HUBERMAN nous propose de l'envisager plutôt comme un processus: "La 'trace' n'est pas l'indice d'une présence - même éloignée - mais l'indice de l'éloignement lui-même, son efficace et son signe". Il en irait alors de "l'image" d'Alix contemplée par le poète comme de la "trace" définie par le philosophe: l'effacement appartient à sa structure. Non pas une "présence", mais "un simulacre de présence" devant être perçu, au titre d'une philosophie de la différence, comme un écho prolongé de la "trame singulière d'espace et de temps" qui constitue l'aura pour BENJAMIN.
ALIX CLEO-ROUBAUD n'avait pas besoin de mourir, cependant, pour "défaire la ressemblance". Les photos qu'elle-même prenait, déjà, fuyaient de tous côtés, le blanc y liquéfiant les corps et empêchant le cliché de se refermer sur un référent univoque que l'on pourrait nommer sans délai. y jouant, autrement dit, un rôle comparable à l'ombre: l'un et l'autre n'introduisent-ils pas du discontinu dans le plan, lui donnant, ainsi, du relief autant que du mystère?
De cette double "défaisance" JEAN EUSTACHE tirera d'ailleurs son dernier film: dans LES PHOTOS D'ALIX, réalisé en 1980, l'ombre et la lumière sont liées aussi intimement que l'oubli et le souvenir dans QUELQUE CHOSE NOIR. La photo d'Alix que regarde ROUBAUD, "dépliée, démultipliée, immobile {...} comme coudée par la profondeur" et "les photos d'Alix" que filme EUSTACHE renvoient de la même manière à une présence qui se refuse, se déplace, n'a proprement pas lieu. En résumé - en fulgurance plurôt - : "Lumière, par exemple. noir". Au blanc "illimitant" d'Alix répond le noir "dérobant" de JACQUES et ces deux fonctions se répondent comme dans un film d'EUSTACHE. Ou de BRESSON. Commentant "la manière blanche" du cinéaste, MURIELLE GAGNEBIN souligne à quel point "le jeu narquois des ombres accentue l'une des fonctions du blanc qui consiste, par sa labilité comme par sa nitescence, à creuser le plan". Comme le blanc, par conséquent, "l'ombre agite l'image", la rend à sa nature d'objet étrange et génère chez celui qui la regarde une "déliaison" qui le laisse dans l'inquiétude quant à sa faculté de mémoire. Et c'est parce qu'elles apportent à la fois la preuve que cela fut et l'oubli de ce qui fut que les ombres d'Alix - elle-même "dispersée entre les lumières" -, telles que ROUBAUD les convoque, recouvrent à la fois le retard d'une "présence" toujours différée et l'espèce de lieu d'origine, de chorâ où se structurent les différences à l'oeuvre dans chaque "présent" considéré.
Loin de s'opposer, l'ombre et la lumière - le "noir" vu par l'un, le "blanc" vu par l'autre -, se présenteraient, par conséquent, comme deux modalités équivalentes de la "récalcitrance" de l'image et, dans le même temps, de sa "puissance". CHRISTINE SAVINEL le souligne d'emblée dans sa belle méditation sur "la résistance comme visage" : la "récalcitrance" est la quintessence même de l'image: "Si l'image ne se refusait pas, l'oeuvre n'aurait pas lieu d'être {...}. Le sens se négocie dans le moment où le motif refuse de se laisser rabattre sur l'image. Dans cette surprise de l'image par son autre se joue la signification et le voir". Elle souligne d'autre part que "si une oeuvre tend à faire de la récalcitrance son objet même, elle aura tendance à embrasser jusqu'à un certain point le parti de l'informe". Ce point-là, précise-t-elle, peur s'entendre dans une perspective chronologique: "L'image, picturale ou verbale, devra sembler sortir de l'informe ou bien y tendre ou y sombrer, laissant dans l'un et l'autre cas des traces de cette mémoire d'un passé ou d'un futur flou". Il nous importe, on s'en doute, que le nom qu'elle considère comme décisif pour ouvrir sa réflexion sur "la défaisance ironique" et "l'implacable résistance" de l'image soit celui de HENRY JAMES.
Après avoir mis en évidence, dans le sillage de JACQUES ROUBAUD, l'importance de "la réversibilité des parcours de mémoire" pour l'oeuvre d'art et évoqué "les effets de déliaison" dans le film réalisé par JEAN EUSTACHE à partir des photographies d'ALIX CLEO-ROUBAUD, CHRISTINE SAVINEL revient au secret jamesien, si souvent commenté, de "l'image dans le tapis" (THE FIGURE IN THE CARPET) qu'elle regarde, en matière de "récalcitrance", comme un texte matriciel. Nous retient en particulier son analyse du retournement qui, au coeur de la nouvelle, fait revenir des images littérales pour illustrer l'irrémédiable résistance du motif. Celui-ci se présente en effet comme un visage, dans lequel quelque chose s'exhiberait comme ne se donnant pas. Et de citer, après ROUBAUD, les troubles impressions d'un autre guetteur d'ombres: "C'est tout... dissous et dissolvant, un visage, suggère MICHAUX dans ÉMERGENCES- RESURGENCES, c'est sur l'invisible qu'on bute". C'est de JAMES que nous partirons nous aussi et, plus précisément, du visage en fuite de May Bartram dans THE BEAST IN THE JUNGLE, récit publié en 1903, la même année que GRADIVA, pour évaluer la part de l'ombre dans l'édification de l'image de soi.
Dix ans après leur première rencontre à Pompéi, un homme et une femme renouent connaissance au fond d'un château anglais qui tient du musée. Comme JENSEN, JAMES s'apprête à explorer un exemple d'amour chimérique; ce n'est pas à l'autel qu'il conduit son héroïne toutefois, mais au cimetière: John Marcher ne possède pas l'imagination de Norbert Hanold ni May Bartram l'énergie de Zoé Bertgang. Ce que voit son narcissique personnage, lorsqu'il regarde le visage de celle dont il s'éprit jadis timidement, c'est un angle mouvant d'ombre qui le transporte, dérisoire voyage, d'un "trou noir" - l'oubli des circonstances exactes de sa rencontre avec May au milieu d'un champ de fouilles archéologiques - à un "carré blanc" - l'oubli du secret qu'il lui confia, un peu plus tard, sous l'auvent d'un petit bateau, au milieu de la baie de Naples.
Accordant au négatif (amnésie, silence et mort enfin) un caractère exceptionnel de fécondité, la démonstration de JAMES orientera ici notre réflexion sur l'irreprésentable : c'est essentiellement son abandon d'une image archaïque au bénéfice d'une image dialectique de la psyché, dotée d'une essentielle fonction critique, que nous examinerons. Ce n'est pas parce que le refoulement est originaire qu'il n'y a rien à voir: ce paradoxe fur souvent exploité au théâtre.
En 1962, MARGUERITE DURAS, ce n'est pas un hasard, s'empare de ce duo pervers: ces amoureux inhibés, gui se regardent tous les jours sans se rencontrer, s'effleurent toutes les nuits sans se toucher, s'aiment enfin sans oser se le dire, étaient faits pour lui plaire. Deux rateurs d'occasion dont seules les imaginations commercent: elle s'empresse de les faire monter sur scène. C'est la troisième étoile, après JENSEN et JAMES, de notre constellation. La quatrième a lui en octobre dernier dans les cintres du Théâtre de Lorient: grâce à deux comédiens (JUTTA JOHANNA WEISS et JEAN-DAMIEN BARBIN) et une scénographie (ÉRIC VIGNER) tendus comme les cordes d'une lyre entre présence et absence, ÉRIC VIGNER nous prouve en effet, à partir de sa lecture de DURAS, que la fonction originaire des images est peut-être de "commencer avec la fin".
Le château de Weatherend où s'amorce le conte sert de cadre idéal au fantasme jamesien du Passé à tête de Méduse. Les trésors conservés dans ses nombreux salons ont peu à peu transformé la demeure en musée. Il est significatif que la belle ordonnance muséale imaginée par JAMES devienne d'entrée de jeu, sous la plume de DURAS, un labyrinthe, Les pièces en enfilade, symptômatiquement, se recourbent: "Je vois la scène partagée en deux comme ça d'une façon sinusoïdale par des courbes, un mur courbe qui reviendrait sur lui-même de telle façon que les gens apparaissent et disparaissent encore". Un tel décor, même esquissé, dans lequel des acteurs sont appelés à clignoter comme des fantômes, témoigne bien de ce que la désorientation tient ici lieu d'expérience inaugurale.
C'est aussi, on s'en souvient, l'ultime paradigme donné par FREUD pour rendre compte de 'das Unheimliche', cette expérience dans laquelle, "nous ne savons plus exactement ce qui est devant nous et ce qui ne l'est pas, ou bien si le lieu vers où nous nous dirigeons n'est pas déjà ce dedans quoi nous serions depuis toujours prisonniers". En d'autres termes, DURAS prépare l'entrée en scène d'un homme névrosé que menacent les ombres. Aux statues qui peuplent le jardin jamesien, elle ajoute ses propres hantises: des tableaux, des images peintes. À commencer par celle du «quatrième marquis de Pembroke " (rebaptisé ici Weatherend), exécutée par VAN DYCK, qui, suggère-t-elle, resterait cachée et, pour cette raison même, serait "emblématique de tout l'histoire". Une image fondamentale et condamnée à rester dans l'ombre. Fondamentale, parce que mise au secret. Dans le noir. L'"inquiétante étrangeté", Catherine, l'héroïne durassienne, l'exprime sans tarder, est déjà "dans l'air". C'est même "l'esprit des lieux". Toutes ces figures pendues à leurs cimaises et qu'il est possible de nommer, tous ces souvenirs de famille exposés dans des vitrines et qu'il est possible d'identifier, demeurent en réalité "inconnaissables".
Quelque chose, oui, s'est passé, beaucoup de choses même, mais gît à jamais enseveli dans le silence. À John qui lui dit avoir l'impression qu'"on puisse retrouver des traces de l'histoire ici... ", elle répond, désabusée: "Des riens, des sentiments très fugitifs, le soir, à cette heure-ci surtout, des peurs de voir, de rencontrer, de... comprendre... quoi? On le sait mal". L'aposiopèse traduit mieux que toute autre procédé littéraire l'inconfortable posture des deux protagonistes, suspendus entre le désir et le deuil face à l'histoire: celle de Weatherend et, bientôt, la leur.
L'image qui ouvre le "passage" entre la sphère collective - familiale - et la sphère personnelle - amoureuse - n'est autre, chez DURAS, que celle qu'elle relègue dans l'obscurité: elle envisage en effet ce marquis peint par VAN DYCK comme une "sorte de double de John Marcher". De double ou, plus justement, d'envers, dans la mesure où l'ancêtre de Catherine fut un homme exceptionnel, "un héros de sa propre vie" selon les mots mêmes de John qui n'affichera pas, dans la sienne, la même détermination. "Il croyait en CROMWELL, commente Catherine, comme d'autres à autre chose... " Et l'ombre de descendre sur Weatherend. Comprenons doublement: le jour finit et le malaise s'accroît.
"Dans l'air", observerait MICHAUX, "il y a des visages". Celui de May, en particulier, sur lequel bute son interlocuteur, En même temps que sur l'invisible, c'est sur l'image de lui-même que trébuche John Marcher. Examinée sous l'angle de la métapsychologie freudienne, la description qu'en livre JAMES prend une résonance singulière: "Le visage (de May Bartram) lui apparaissait comme la suite de quelque chose dont il avait perdu le commencement".
Le visage de May, par conséquent, c'est "le lieu où voir, c'est perdre, et où l'objet de la perte sans recours nous regarde". Un condensé de 'das Unheimliche'. Reconvoquant le célèbre texte de FREUD sur "l'inquiétante étrangeté", GEORGES DIDI-HUBERMAN en rappelle brièvement les trois orientations fondamentales.
Premièrement, il convient de porter attention - comme le fit FREUD - au paradoxe du mot lui-même: "Unheimlich est d'abord un mot du regard (c'est le suspectus latin) et un mot du lieu (c'est le xénos, l'étranger, en grec)"; mais c'est un mot, souligne-t-il, dont l'ambivalence finira par être analysée dans les termes fortement temporels de "ce qui remonte au depuis longtemps connu, au depuis longtemps familier".
Deuxièmement, "das Unheimliche manifeste bien ce pouvoir du regardé sur le regardant que BENJAMIN reconnaissait dans la valeur cultuelle des objets auratiques, et que FREUD a exprimé - de manière plus ouverte - dans les termes d'une "toute-puissance des pensées", qui rattache le culte en général à une structure obsessionnelle : l'objet unheimlich est devant nous comme s'il nous surplombait, et c'est pourquoi il nous tient en respect devant sa loi visuelle [...}".
Troisièmement, l'inquiétante étrangeté se donne bien en tant que "pouvoir conjugué d'une mémoire et d'une protension du désir". En regardant le visage de May, John s'engage, autrement dit, dans une double expérience mnésique et visuelle et cette double expérience se révèle menaçante : ce qu'il risque, en résumé, c'est d'être doublement frappé d'oubli et de cécité.
Plus exactement, il conviendrait de lire le travail de remémoration entamé par John au moment même où il rencontre le visage de May comme un condensé de l'expérience visuelle dont le caractère dangereux métaphorisé par la Bête trouve, chez JAMES comme chez DURAS, son expression radicale dans l'association de l'Unheimliche avec une thématique de l'aveuglement. Quelque chose, avec l'apparition de ce visage, sort de l'ombre mais cette apparition même garde en elle l'éloignement qui l'apparente à une dissimulation.
Ces deux moments reliés dialectiquement sont au coeur de la mise en scène d'ÉRIC VIGNER : John et Catherine ne cessent de "sortir de l'ombre" le portrait peint par VAN DYCK et de l'y renvoyer. Ce va-et-vient à l'intérieur d'un espace courbe a une valeur éminemment symbolique: ni John ni Catherine ne savent au fond quoi faire de cette image. Comment la regarder? Comment l'interpréter? Où la suspendre? Pas plus qu'ils ne sauront quoi faire de leur amour. À peine exhumé, voici le tableau qui passe à la trappe, puis, le voilà qui réapparaît. De là à le considérer comme un équivalent du "souvenir" qui affleure à la conscience de John et lui échappe fatalement - définition même, selon lui, de la "réminiscence" -, il n'y a qu'un pas. "La mémoire, avoue John à Catherine, ne va pas toujours de soi (...), il arrive qu'elle soit très lente à revenir". Au noeud de cette dialectique de l'exhumation et du réensevelissement, FREUD place, comme on sait, le processus du refoulement.
Dans un tel contexte, le choix jamesien de l'archéologie pompéienne comme première topique du sens du passé à retrouver mérite examen. En engageant sa mémoire sur le chemin de l'Italie, John espère découvrir une image archaïque de lui-même. En lui en refusant l'accès, JAMES va l'obliger à se saisir dialectiquement.
La voix off chargée, dans le prologue de Duras, de situer la seconde rencontre de John et de Catherine l'énonce avec clarté: la scène est "en 1903, après l'été (...)". L'intertextualité "archéomaniaque" du récit jamesien est ainsi allusivement posée: à l'instar de la GRADIVA de JENSEN, May se présente d'emblée comme "un souvenir de Pompéi réifié et enfoui". Un autre "fantôme de la ville-fantôme" selon BERNARD TERRAMORSI qui s'est interrogé sur la ressemblance frappante du trauma imaginé par JAMES depuis Londres avec la fantaisie composée, au même moment, à Dresde et à Leipzig. Il émet en particulier l'hypothèse que JAMES aurait été averti des travaux de FREUD par son frère WILLIAM, lequel, dès 1894, avait donné un compte rendu en anglais de la "communication préliminaire" aux futures ÉTUDES SUR L'HYSTERIE datées de 1893. Une lecture minime, certes, de l'oeuvre du psychanalyste, mais qui pourrait avoir contribué à infléchir l'écriture du conte jusqu'à en faire une sorte d'anamorphose de l'analogie développée par JENSEN entre archéologie et quête identitaire, avant même que Freud ne s'en empare de manière radicale.
Anamorphose et non copie, Car si May "figure" bien, dans le dos de John, en même temps que la "Bête", le "fantôme" de l'analyste et lui applique, à la manière de GRADIVA, la règle fondamentale de la psychothérapie en tentant de le faire parler, ce que lui dit John, pour (re)commencer, est en partie erroné: "Je vous ai rencontrée, il y a des années à Rome. Je m'en souviens parfaitement" (JAMES); "Voilà, c'était à Rome il y a... environ huit ans, j'étais avec les Pemble et nous nous sommes rencontrés au Forum" (DURAS). Si John croit, à ce moment précis, sentir l'aura de sa rencontre en Italie avec May/Catherine, au sens - benjaminien - où il est sur le point de conférer à son visage d'aujourd'hui et d'autrefois "le pouvoir de lever les yeux", son interlocutrice constate au contraire que sa mémoire bégaie.
Car ce n'était pas à Rome qu'ils s'étaient vus pour la première fois, mais à Naples. Il y avait dix ans et non sept. En compagnie non des Pemble, mais des Boyer. Quant au violent orage qu'il venait d'évoquer, ce n'était pas au Palatin mais à Pompéi qu'il avait eu lieu, "le jour même, précise-t-elle, où ils avaient assisté à la découverte d'un important vestige". Au sujet de cette trouvaille, nous n'apprendrons rien de plus. De la pan de l'auteur de THE LAST OF VALERII, ce silence est éloquent. L'objet archéologique non identifié est comme la métonymie du trou de mémoire pompéien dont souffre John. Une amnésie que nous déclarerons, en vertu des "trames d'espace et de temps" sur lesquelles nous filons cette analyse, en avance sur son époque. Si FREUD en effet s'est longtemps regardé au miroir de SCHIEMANN et si l'archéologie l'a encouragé dans sa croyance à l'objectivité des origines, c'est-à-dire à l'accessibilité de la cause ultime des névroses - il n'aura de cesse, à partir de cette identification somme toute héroïque, de creuser toujours plus en profondeur dans la succession chronologique des strates de l'inconscient pour tenter d'en exhumer le noyau dur, identifié poétiquement, métaphoriquement, à une espèce de roc originel -, il reconnaîtra cependant vers la fin de sa vie que ce miroir est trompeur : si l'archéologie peut constituer un analogôn du fonctionnement mental, les deux processus ne coïncident pas.
L'inconscient n'a pas l'immobilité des pierres. C'est un constat de cet ordre que JAMES dresse selon nous: la zone d'ombre persistante qui empêche la "réminiscence" de son personnage de se transformer en "souvenir" comme l'obscurcissement de la scène d'exhumation archéologique déçoivent, par avance en quelque sorte, le rêve freudien de "l'instant extatique" où "l'origine alors parlerait d'elle-même".
Quand May espère donner à voir à John, en l'obligeant à se retourner, une évidence et lui faire produire, dans le même temps, un discours qui la fixe, John, avec sa mémoire flottante et ses atermoiements, nous montrerait au contraire que "l'acte de donner à voir n'est pas l'acte de donner des évidences visibles à des paires d'yeux qui se saisissent unilatéralement du 'don visuel' pour s'en satisfaire unilatéralement". Ou si l'on préfère, tandis que May voudrait croire au "mythe d'un oeil parfait", l'oeil de John "porte avec lui sa taie". En souvenir, peut-être, d'un jour passé par son créateur à flâner parmi les ruines jusqu'à ce que s'impose à lui non la révélation mais la déception au contraire: "M'éloignant vers Pompéi un dimanche après-midi, j'y savourai (...) la chance délicieuse d'y passer une heure ou deux tardives - heures où les ombres s'étendent - absolument seul. L'impression en reste ineffaçable - elle devait supplanter une demi-douzaine d'autres souvenirs mêlés (...), un pèlerinage en ces lieux s'accompagnait toujours de pièges, de chocs et d'importunités vulgaires, pour fatalement s'achever dans le découragement". La seule "présence" que JAMES ait rencontrée en ces lieux n'est autre, autrement dit, que la "dialectique" du lieu, au sens de double distance, parce que la seule chose, au fond, que puissent dire les pierres sur un site archéologique, c'est que c'est là mais que c'est perdu. La nostalgie de l'origine et ses résolutions heureuses ont donc cédé la place au "mal d'archive". Et ces deux-là, May et John, s'opposeraient ici comme la croyance et la vision. Ou encore comme l'image archaïque et l'image dialectique telles que BENJAMIN les définit dans LE LIVRE DES PASSAGES.
L'idée d'"image dialectique" s'impose en effet à BENJAMIN, alors qu'il tente de penser l'existence simultanée de la modernité et du mythe. Recherche reposant, rappelons-le, sur une double réfutation: réfutation de la raison cynique du capitalisme - qualifiée de "moderne" - et réfutation de l'irrationalité nostalgique des origines mythiques - qualifiée d'"archaïque". Pour le philosophe, seules les images dialectiques sont authentiques et la langue est le seul lieu où il est possible de les approcher. En racontant l'histoire d'"une perte qui fait de l'acte même de voir un acte pour envisager l'absence", THE BEAST IN THE JUNGLE met sans conteste en oeuvre ce deuxième type d'image dont la dynamique complexe, comme l'a bien compris DURAS, n'oppose pas l'ombre et la lumière comme la cécité et la vision, mais les réunit au contraire pour mieux blesser le regard d'un homme indifférent. Comprenons ici: pour le dessaisir du monde et de lui-même et le rendre au monde et à lui-même dans l'altérité, la privation. Une palette dans laquelle les ombres rayonnent et permettent de peindre un "trou noir" en "carré blanc".
Au paysage en ruines succède chez JAMES une marine et au fiasco archéologique une tentative de traversée. Tout se passe alors comme si la fonction thérapeutique de May consistait à essayer de transformer l'amnésie de John en "passage". Elle décide de sauver la situation en dévoilant à son visiteur un autre pan de leur rencontre: la promenade en bateau qu'ils firent pour aller chercher un peu de brise à Sorrente. Au retour, pendant qu'ils goûtaient le frais sous l'auvent, John lui aurait confié le secret de sa vie, la crainte de cette bête, tapie dans l'ombre, attendant de le dévorer. Celui-ci, honteux, ne s'en souvient pas. Il y aurait beaucoup à dire de cet embarquement raté pour Cythère et de l'effet de surenchère entre le "gouffre" de Pompéi et le "golfe" de Naples produit par JAMES pour figurer l'oubli. Mais dans la perspective qui est la nôtre de "relever" les ombres, nous intéresse davantage la modification légère et néanmoins fondamentale qu'apporte DURAS au récit premier. Cette séquence placée en effet par JAMES sous le signe de l'effacement: "Elle était la seule personne au monde à qui il eût fait cette confidence et elle l'avait gardée depuis toutes ces années alors que le souvenir de s'être ouvert un jour de ce secret s'était effacé de sa propre mémoire d'une façon inexplicable", elle la tire du côté du miroitement: "Je me souviens d'un store blanc - c'est John qui parle -, d'une chaleur étouffante, terrible, et d'un store blanc...".
Si, comme l'écrit MURIELLE GAGNEBIN, l'oeuvre d'art est fondamentalement "le lieu de l'émergence de cette infigurabilité, condition de toute figuration", il est des actes négateurs plus puissants que d'autres à "exprimer les procédés de la déprésentation ou, si l'on préfère, capables d'exemplifier sur le mode iconique l'hallucination négative de la psychanalyse". C'est une telle pensée de la négativité qui conduit le conte de JAMES comme sa réécriture par DURAS pour le théâtre. Mais en transformant le simple auvent tendu par JAMES au-dessus de ses personnages en carré blanc qu'elle fait luire sous le soleil, DURAS franchit, selon nous, une étape supplémentaire dans la "représentation de l'irreprésentable" : non seulement elle dit le manque mais le rend éclatant. En blanchissant l'oubli, autrement dit, elle fait briller l'absence, la renverse en spectacle. Tandis que JAMES s'empresse d'ironiser sur la fausse illumination de John face au visage de May et jette sur les étincelles de la reconnaissance les cendres d'une mémoire défaillante: "Le visage et la voix de la jeune femme, tout à son service maintenant, avaient produit ce miracle, comme on voit la mèche de l'allumeur passer d'un bec de gaz à l'autre et illuminer toute une rampe. Marcher était fier de cette belle illumination mais il fut encore plus content quand elle lui montra pour le taquiner que dans sa hâte de tout réparer, il avait fait pire encore", DURAS retourne l'ombre qui plane sur le 'souvenir' de John en figure irradiante et transforme le diptyque italien - l'expédition à Pompéi comme la traversée de la baie de Naples - en 'dépaysage'. Ici, le regard de John tombe à la mer; là, il est comme incisé par un morceau de tissu blanc qui témoigne pourtant de la même incomblable distance qui le sépare du passé. Moins un aveuglement, en bref, qu'une 'hallucination négative'.
Dans le journal qu'elle a tenu des répétitions du spectacle à Lorient, la dramaturge, SABINE QUIRICONI, note à plusieurs reprises la volonté du metteur en scène, ÉRIC VIGNER, de travailler simultanément sur le statut du 'narratif' et sur celui de l'"image". Au centre de sa recherche - et à l'origine, semble-il, de son malaise face au mot même de 'représentation' - est, on ne saurait s'en étonner, une incessante combinaison du noir et du blanc: ici, il évoque la possibilité de jouer sans se voir, à la manière des fantômes; là, il parle de blanchir toutes les surfaces du décor; en éclairant les tableaux par derrière et en les retournant; ailleurs encore, il se plaît à imaginer une nuit totale dans laquelle on verrait tour, à commencer par une sculpture de VIRGINIA WOOLF, au fond d'une roseraie blanche, signée par son amante... D'hypothèses dramaturgiques en consignes de jeu, une idée-force se fait jour: celle d'obtenir du noir qu'il répande une clarté essentielle et du blanc qu'il se rétracte en pénombre. Si DURAS fait de 'l'auvent' de JAMES "un store blanc" et en ressasse l'apparition dans son texte jusqu'à le rendre incandescent, à partir du store blanc de DURAS, VIGNER signe une (re)présentation qu'on peut qualifier de "négative" en effet. La "trace", processus combinant l'idée de témoignage et celle de résistance, se confondrait alors avec cette captation réciproque: dans l'ombre, des voix narratrices articulent un récit lacunaire, à partir de leur fascination pour le voile immaculé qui les sépare. Peuplées de présences, la blancheur des voix et la noirceur de l'air finissent par produire une espèce de pâte qui n'est pas sans évoquer "la noirceur secrète du lait" dont parle AUDIBERTI dans un sonnet et que commente BACHELARD dans LA TERRE ET LES REVERIES DU REPOS: "Pour qui aime imaginer la matière, c'est une joie profonde. Il suffit en effet de rêver un peu à cette blancheur pâteuse, à cette blancheur consistante, pour sentir que l'imagination matérielle a besoin d'une pâte sombre en dessous de la blancheur". Ce store blanc qui passe et repasse dans la parole matifiée des acteurs et dont la luissance s'épaissit peu à peu de la profondeur de l'ombre, l'image même du manque par conséquent, ainsi, paradoxalement, nous comble. En effet, à Lorient, c'était ça : ni un effacement ni un éblouissement, mais "une pâte sombre en dessous de la blancheur". Une "déprésentation" au sens où l'entend HUSSERL de "donation négative".
Un bout de tissu blanc se découpe dans l'ombre - un "effet" d'une grande simplicité matérielle - et voici qu'une image théâtrale se joue de l'imitation et s'ouvre aux déplacements de sens. Car cette surface blanche, indéterminée, pourra être vue, avant la fin de la pièce, de deux manières différentes: agitée par le vent, c'est une voile qui active la mémoire de John et la mène jusqu'au soleil où elle se brûle, immobile sous une lumière de plomb, ce pourrait être le suaire dans lequel reposera Catherine. Inquiétée par l'ombre, une image auratique, sous nos yeux, se dialectise.
L'ombre blanche du passé est, chez DURAS, belle à regarder. Une telle sidération Ile saurait faire absolument leçon. Son scintillement n'exprime encore qu'une perte « relative» - liée au temps - : c'est d'une perte "totale" - liée au corps - que John, pour son éducation sentimentale, a besoin. Si la pensée de la négativité habite mêmement JAMES et DURAS, le sentier bifurquerait dans l'ombre justement: tirée vers le blanc, l'ombre durassienne tend à transmuer les valeurs négatives en une réalité d'ordre supérieur à caractère mystique - on pense aux constellations de la théologie négative telle que la représentèrent par exemple Denys l'Aréopagite et saint Thomas -, tirée vers le noir, l'ombre jamesienne fait de l'objet dont elle s'empare un objet "inévident", aurant dire "capable de présenter sa convexité comme le soupçon même d'un vide et d'une concavité à l'oeuvre". Si le carré blanc du store tracé par DURAS opère à la manière d'un charme et stimule la rêverie de John, le parallélépipède de marbre, dans lequel JAMES a creusé la tombe de May, se présenterait plutôt comme un monument d'absorption. Le silence des sirènes ne les rend pas moins dangereuses... Amoureuse, mais puritaine, May signe avec John un pacte diabolique. Elle consent à guetter avec lui, en secret, l'événement monstrueux qui doit donner un sens à sa vie. Des années durant, ils passeront aux yeux du monde pour amants. De l'extérieur, on ne perçoit aucune ombre à l'harmonieux tableau que leur couple compose. La réalité est tout autre: lasse de ne rien voir venir, May s'épuise jusqu'à n'être plus que l'ombre d'elle-même. Pâlit. Se creuse. S'achemine vers la mort. Un après-midi, elle laisse échapper un soupir: la patience a cédé la place à la mélancolie: "Le destin de chacun s'accomplira, il faut bien le dire, selon sa loi sans qu'on n'y puisse rien. Seulement voilà, dans votre cas, la loi aurait dû employer des moyens exceptionnels".
Ce conditionnel passé donne le signal de son déclin : le doute s'est immiscé dans son âme, "la maladie de la mort" a déjà germé en elle. Le doute ou, au contraire, "la certitude que sa curiosité ne sera que trop récompensée". Cette fausse confidence - May n'avoue rien de précis - constituerait peut-être, paradoxalement, le vrai "moment initial" de la chasse au tigre, à laquelle John n'a jamais osé la convier. Tout ce qui adviendra désormais dans leur quotidien se présentera comme une "réminiscence" ou une "conséquence" de cette heure décisive. Après une rencontre en Italie demeurée sans "effets" el des retrouvailles incomplètes, semblables aux champs de ruines, auxquels elles se réfèrent, la mort de May, seule "suite" possible de ce triste dialogue, amorcerait la mutation de la fonction de l'ombre dans l'image de lui-même que John aura passé sa vie à traquer. En 1903, on s'en souvient, au château de Weatherend, le visage lumineux de May lui était apparu comme "l'ombre d'un visage" croisé dix ans auparavant, la "trace" d'une présence lointaine dont les contours s'étaient estompés dans la nuit du refoulement : d'abord, il ne se souvient pas bien; ensuite, il ne se souvient plus de rien. Une dizaine d'années plus tard, le même visage, épuisé, amaigri, vieilli, l'emplit d'un mauvais "pressentiment" : "C'est à cette époque que pour la première fois il sentit grandir en lui la crainte de perdre son amie par quelque catastrophe qui pourtant ne serait pas" la "catastrophe attendue". Autant dire que l'ombre le renvoie, dans les deux cas, à l'indéterminé : à un passé flou, puis à un futur flou. Ou, plus précisément, après s'être trompé de lieu en regardant derrière lui, John, en regardant devant lui, se trompe de sujet : "Il commença immédiatement à imaginer une aggravation qui conduirait au plus grand des malheurs et surtout à voir dans le danger qu'elle courait la menace d'une privation pour lui-même. Par contrecoup il éprouva un de ces accès de grandeur d'âme qui lui étaient si agréables et il se persuada que ce qu'il avait toujours eu d'abord à l'esprit était la perte qu'elle allait faire". La question qu'il se pose n'est pas la bonne: "Et si elle allait mourir avant que ne se réalise..." Redouter la disparition de May dans cette "perspective dépravée" revient à éviter le vide qu'elle s'apprête à laisser. De l'ombre qui occulte à l'ombre qui fait signe, le chemin tracé par James jusqu'à la vérité n'est pas sans détours.
Car, face à la tombe de May, John, d'abord, ne voit rien. Venu se recueillir au cimetière, avant d'entreprendre un long voyage, il se montre à la fois incapable de se détacher du parallélépipède de marbre, à l'intérieur duquel son amie repose, et incapable de pénétrer l'obscurité de la mort. Il a beau fixer sans relâche le nom et la date gravés sur la pierre, la pierre ne lui parle pas. Ce sont comme deux yeux qui refuseraient de le reconnaître. Déçu, il part se perdre au loin. En Asie d'abord; en Égypte, enfin. Un itinéraire jalonné des plus imposantes expressions de l'art funéraire: temples, mausolées, pyramides. Un deuil, estime-t-il, "de pacotille", qui ne le touche pas, mais lui rend au contraire "la pauvre petite tombe perdue au milieu des autres dans un faubourg de Londres" de plus en plus chère. C'est donc vers elle qu'il se dirige dès le lendemain de son retour.
Or, ce n'est pas à l'émotion que cède le voyageur au coeur du cimetière, mais à la satisfaction au contraire. Parvenu pourtant, sous d'autres latitudes, au centre de son désert, le voici qui, maintenant, arpente cette petite pièce de terre avec la jouissance d'un propriétaire. Ces fleurs, ce monument, cette gisante enfin, tout est à lui. Face au tombeau et dans la scission que sa contemplation génère, on peut se comporter de deux manières, selon DIDI-HUBERMAN, pour éviter le vide qu'il contient : faire de l'expérience du voir un exercice de la tautologie ou bien de la croyance. John va succomber successivement à ces deux tentations. En inspectant, d'abord, les lieux en propriétaire, il essaie de faire du voir "une vérité plate" pour l'avancer comme l'écran d'une vérité plus souterraine et se dire simplement que ce parallélépipède-là d'environ un mètre quatre-vingts de longueur lui appartient et qu'il le connaît bien, se convaincre de sa victoire enfin sur les pouvoirs inquiétants de la séparation : "Il ne souhaitait plus se séparer si longtemps de cette tombe; il y reviendrait désormais chaque mois car, à défaut d'autre chose, cela lui permettrait de garder la tête haute. Ces quelques pouces de terre devinrent pour lui, par une curieuse disposition, un lieu bénéfique. Il se tint fidèlement à la résolution qu'il avait prise et il fit de ces visites une des habitudes les plus invétérées de son existence". En pensant, ensuite, à celle qui gît-là non comme à une morte qu'il ne reverra plus mais comme à la seule personne au monde qui ait détenu les hauts faits de son passé, il s'applique à produire un modèle fictif où tout - "volume et vide, corps et mort" - pourrait se réorganiser et donner enfin un sens à sa vie. Mais dans les deux cas, assimilée à une "propriété", au nom de la tautologie, ou à "un livre ouvert", au nom de la croyance, la tombe de May est en passe de constituer une planche de salut pour John et, même, la pièce maîtresse de son identité.
Consolation que JAMES, ce poète de la "récalcitrance de l'image", ne saurait lui accorder. Aussi n'en a-t-il pas tout à fait fini avec son personnage: John a perdu sa chère amie, il faut maintenant qu'elle lui manque, Qu'elle lui manque pleinement. Que son regard, autrement dit, voit l'ombre et que l'ombre enfin "lève les yeux" sur lui. Une fois la "trace" effacée, détruit tout "simulacre de présence", c'est, au-delà de l'absence de l'être cher, le vide de sa propre vie que John doit regarder. L'ultime épreuve qui lui est réservée passe une nouvelle fois par la contemplation d'un visage, celui d'un homme, cette fois, désespéré, pleurant sur la tombe fraîchement ouverte de sa maîtresse. Cette "image de la passion" le terrasse, lui qui n'a jamais connu l'amour qu'en spectateur : "Ce visage rencontré par ce sombre après-midi d'automne où les allées du cimetière étaient jonchées d'épaisses couches de feuilles mortes, frappa Marcher par sa terrible expression comme un coup de couteau. Il accusa si fortement le coup qu'il tressaillit de douleur". Une prise de conscience violente qui lui permet enfin de connaître la mort de May de l'intérieur. À la tombée de la nuit, la vue obscurcie par les larmes, John se jette soudain sur la tombe, pour éviter le bond de la Bête sortie de l'ombre. Face aux grands objets noirs sculptés par TONY SMITH, des parallélépipèdes plupart, DIDI-HUBERMAN tente de décrire comment leur essentielle obscurité oblige à penser l'image au-delà de l'opposition canonique du visible et de l'invisible: "Leur masse s'impose devant nous selon la volumétrie paradoxale d'une expérience typiquement nocturne: obnubilant la clarté des aspects, intense et presque tactile - demandant à toujours s'approcher ou à tourner autour -, trop vide et trop pleine en même temps, corps d'ombre et non pas ombre d'un corps, sans limite et pourtant puissante comme un pan de mur, aiguisant à l'extrême le problème de nos propres dimensions en face d'elle, alors que nous font partiellement défaut les repères d'espace où nous pourrions la situer". C'est à une expérience similaire - "typiquement nocturne" - que JAMES, en dernière analyse, soumet John. En mourant, May achève d'effacer toutes les traces qui eussent pu le guider: "Notre pauvre Marcher piétinait sur les sentiers battus et rebattus où il n'y avait plus trace de vie, ni souffle d'âme qui vive et où ne luisaient plus dans l'ombre les yeux d'aucune bête cruelle. Il semblait vaguement sur la trace de la Bête mais il semblait bien plus encore regretter de l'avoir perdue". Et, dans le même temps, l'ombre portée sur son visage change de statut : visage d'ombre et non plus ombre d'un visage, il cesse de s'offrir à John comme un vestige pour se découvrir à lui comme un vide, à partir duquel, enfin, il découvre à la fois qu'il a aimé cette femme et qu'il a tout perdu. Il n'y a peut-être d'image à penser, en effet, qu'au- delà du principe de surface: "L'épaisseur, la profondeur, la brèche, le seuil, et l'habitacle - tout cela obsède l'image, tout cela exige que nous regardions la question du volume comme une question essentielle".
Et celle de l'ombre évidemment comme lui étant associée. Au tableau de ruines peint par Jensen où pointe encore l'illusion de l'accessibilité de l'origine, JAMES a ainsi substitué un volume "inquiétant sa propre clarté formelle par son insistance à se présenter obscur" : c'est une image dialectique et non plus archaïque que John doit, pour finir, affronter. La tombe est là, mais ce dont elle fait état visuellement, devant lui, revient de loin. JAMES, incontestablement, se sert d'elle pour obliger son personnage à penser une fois pour toutes l'image - sa "résistance" même - comme le processus, difficile à voir, de ce qui tombe. Et qui de là le regarde. Ce qui regarde John Marcher depuis la tombe de May, du fond de l'ombre, et qui a valeur de vérité n'est pas l'oeil de Dieu, mais bien l'image, en effet, "gardienne du refoulement et autorisant simultanément le retour lumineux du refoulé". Et si "tour se suspend, comme le constate ROUBAUD, au point où surgit un dissemblable et de là quelque chose, mais quelque chose noir. Par la simple réitération, "il n'y a plus", les touts se défont en leur tissu abominable: la réalité. Quelque chose noir qui se referme et se boucle, une déposition pure, inaccomplie", le comprendre peut cependant relever de l'éblouissement. Une révélation négative. Alors oui, peut- être, "noir, par exemple, lumière". Quelque chose noir. Et blanc. Dialectique. Sans "point de vue imprenable sur le passé" et néanmoins porteur d'une "latence" et d'une "énergétique". Montrer à John la mort de May: "Voici : rien et son envers : rien" pour que sa vie enfin s'achève de n'avoir pas commencé. Quelque chose comme une "théologie de l'inexistence"? De Pompéi à Londres, JAMES n'aura cessé de creuser l'ombre afin de donner plus de volume à l'image et DURAS comme VIGNER, de Paris à Lorient, n'auront eu qu'à descendre dans ce moderne tombeau pour faire monter le coeur dans nos poitrines.
VALÉRIE DESHOULIÈRES · 2003