De Guantanamo à La Place Royale · Marie Darrieussecq
"L'ennemi, c'est notre propre question qui a pris forme."
Carl Schmitt
"Qu'est-ce que c'est, témoigner? Quand est-ce que je vais prêter serment?"
Tout le texte de Frank Smith, Guantanamo, reprend des interrogatoires menés à la prison américaine située sur l'île de Cuba.
"L'interrogateur dit que l'interrogé a indiqué avoir été à l'hôpital. L'interrogateur demande ce que l'on faisait à l'hôpital."
Le texte suit la logique binaire, souvent manichéenne, de ce non-dialogue qu'est l'interrogatoire policier:
"L'interroge répond [...]. L'interrogateur demande [...]. L'interrogé répond [....]".
Le talent de Frank Smith est de faire varier l'invariant, c'est-à-dire de faire entendre, en modifiant simplement les formules d'énonciation, l'implacable qui est à l'œuvre.
"Question: [...] Réponse: [...] Question: [...] Réponse: [...]"
"On demande si on a beaucoup voyagé. On répond que non, qu'on a passé toute sa vie au Yémen".
Ou encore: "Détenu: [...] Président: [...] Détenu: [...] Président: [...]"
En alternant les interrogatoires policiers et ceux tenus dans des tribunaux, Frank Smith souligne leur extrême ressemblance, alors que les deux instances devraient être séparées. Dans les journaux de prison dont j'ai voulu publier quelques extraits cette saison pour le CDN, les détenus sont toujours très soucieux de distinguer leurs interlocuteurs: de connaître leur nom, leur fonction, et le contexte dans lequel ils sont interrogés. La technique d'Albie Sachs, qui est d'ailleurs avocat, est de ne jamais répondre. Comme un Bartleby de la parole, son refus est poli mais aussi invariable que la pression qu'il subit. Il répète toujours la même formule: "Je ne suis prêt à répondre à aucune question". Tout son processus de résistance, toute sa technique même, se loge dans la répétition de cette formule de refus. Parfois un détenu, à Guantánamo, applique cette méthode du silence:
"Question: Y aurait-il d'autres éléments qui puissent nous faire comprendre pourquoi vous êtes détenu ici? Réponse: [On ne répond pas à la question.]"
La plupart acceptent de répondre, mais pas à toutes les questions. Cette façon de trier dans les réponses à faire ou ne pas faire, Albie Sachs la pense difficile: comment garder la tête assez claire, en cellule, pour savoir ce qu'on peut dire et ne pas dire? Une des difficultés est l'absence de papier et de crayon (interdits à Guantánamo comme dans la prison d'Albie Sachs ou de Julius Fucik: dans toutes les prisons arbitraires). Ne pas pouvoir prendre de notes, c'est ne pouvoir aider à sa propre mémoire, ni présente, ni à venir. D'autres prisonniers essaient la ruse (on imagine leur épuisement):
"Question: Vous avez dit que votre voyage n'a duré que quatre mois et que vous avez été arrêté en décembre. Vous êtes donc arrivé en septembre... Cela vous semble exact?
Réponse: Je ne connais pas les mois anglais... Question: Bon. Réponse: Si vous parliez en mois arabes, je pourrais vous répondre..."
D'autres encore nient: "On aurait organisé chez soi une rencontre [...] pour préparer une attaque au lance-roquettes contre la Loya Jirga. On dit que cette allégation est fausse. "
Frank Smith condense ces moments, et leur répétition fait entendre la fixité de ces places assignés: interrogateur, interrogé. Geôlier, prisonnier. Accusateur, accusé.
La variété paradoxale des pronoms employés par Frank Smith - on, je, vous, il - fait tourner une sorte de plateau tragique, où se manifeste la permanence de la situation et sa violence. Alors les voix s'individualisent dans le processus de déshumanisation. Et on entend les cris: "L'homme dit: S'il vous plaît, laissez-moi rentrer chez moi, je n'ai jamais été un ennemi de l'Amérique et ne le serai jamais. L'homme dit: S'il vous plaît, aidez-moi à rentrer chez moi".
Éric Vigner a voulu lier les deux univers, Corneille et Guantànamo, la place royale et la prison, en réunissant une académie de jeunes de tous pays — coréens, israéliens, arabes... — sur cette "place", pour parler d'une jeunesse aujourd'hui, en vers français classiques pour des acteurs non francophones.
C'est une proximité formidablement intuitive que crée Vigner entre les deux textes, entre ces deux univers totalitaires: La Place Royale et Guantanamo. La mise en contact des deux pièces fait résonner l'isolement de chaque acteur dans sa place d'élocution, l'impossibilité du dialogue, l'assignation de chacun à son rôle (et aussi les rôles d'homme et de femme de geôlier et de captif/ve). Le paradigme de la prison devient alors extraordinairement sensible dans La Place Royale. Des chaînes de mots se font entendre: le mot "prison", hyper présent, toujours pris au sens sentimental: l'amour avec ses "fers", sa "servitude", son "pouvoir", sa "tyrannie". "Esclave" et "maître" sont aussi des mots récurrents. Et "vengeance", et "punir", "crime, criminel". Et les mots de la justice et du châtiment, du supplice et de la punition, de l'obéissance et du renoncement.
Ce huis-clos claustrophobique qu'est La Place Royale est régi par les faux témoignages et le qu'en dira-t-on ("Et vous vous arrêtez à ce qu'on en dira?"). Personne ne répond de rien. Aucun des personnages de La Place Royale ne répond en effet jamais vraiment aux questions qui lui sont posées. Les questions fusent, les interrogatoires s'abattent sur les prévenus ; mais leurs avocats éludent, ou se trompent d'interlocuteur. Les témoins, quand ils ne mentent pas, sont toujours à charge. Et les coupables (Alidor) échappent à la justice, sans que les questions, sur eux, n'aient de prise.
"Où viens-tu déloyal? avec quelle impudence/oses-tu redoubler mes maux par ta présence?/Qui te donne le front de surprendre mes pleurs?/Cherches-tu de la joie à même mes douleurs?/Et peux-tu conserver une âme assez hardie/ pour voir ce qu'à mon coeur coûte ta perfidie?"
L'interrogatoire se poursuit dans la solitude même, dans la torture mentale de l'obsession. Ainsi dans le cœur d'Angélique: "Que promets-tu, pauvre aveuglée? À quoi t'engage ici ta folle passion?"
Pour Alidor aussi l'amour est un tyran, "ce tyran secret de nos affections", "ingrat", "vengeur", "trop puissant". Le mot d'ordre, pour Alidor, semble chevaleresque mais n'est que de fuite: "Il ne faut point servir d'objet qui nous possède".
La position—la place—des garçons et des filles n'est pas symétrique dans cet univers clos. Le mariage est obligatoire pour les unes...
"L'hymen ah ce mot seul me réduit aux abois/D'un amant odieux me va soumettre aux lois/Et tu peux m'exposer à cette tyrannie"...
... Et très facultatif pour les autres: les hommes, les maîtres. Leur idée de la "prison" que subissent les filles est d'ailleurs idyllique, fantasmatique. Elle produit, dans la bouche d'Alidor, ces vers de mirliton:
"Te rencontrer dans la place royale/solitaire et si près de ta douce prison/montre bien que Phylis n'est pas à la maison"...
Pour ce qui est de la sobriété du vers, Corneille (il écrit La Place Royale en 1634), sera certes largement supplanté par Racine. Dans son "examen" de 1660, lui-même trouve bien des défauts à cette pièce de jeunesse ; mais surtout sur le plan psychologique. Or les contradictions et bizarreries du comportement d'Alidor ne sont guère gênantes aujourd'hui, informés que nous sommes des manoeuvres de l'inconscient: "Ma bouche ignore mes désirs" dit d'ailleurs le personnage... Cette comédie "imparfaite" est pourtant, comme le souligne Marc Escola, "celle qui offre aux interprètes contemporains les plus grandes séductions".
Marc Escola invite à lire La Place Royale comme la "jeunesse de Dom Juan" (1). Il imagine Alidor, des années après, assiégeant le couvent d'Angélique. Selon d'autres commentateurs cités par Escola, c'est une pièce de l'aliénation, avec divers degrés et personnages pour l'illustrer. Une pièce de la sujétion amoureuse, avec désir de vengeance pour y résister.
Il me semble Alidor a quelque chose d'Hamlet face à Ophélie: un jeune homme amoureux et affolé par la dépossession de soi qu'implique la passion. Un jeune homme qui insulte et blesse sa bien aimée pour s'en défaire par la violence. Un jeune idiot, en somme.
Le cloître, le couvent, voilà la prison qui attend Angélique: elle est inscrite en elle dès le début de la pièce. Cette prison est son destin, elle est presque son corps. Le même destin, en plus tragi-comique, attend Phylis : elle fera un terrible mariage de hasard et de raison, enlevée par erreur par Cléandre.
Dans cette place qui est comme une cour de prison, ouverte aux regards mais guère aux mouvements, rien ne se donne, rien ne se reçoit librement. Corneille écrit, dans son examen, cette phrase complexe: "Nous ne sommes point redevables à celui de qui nous recevons un bienfait par contrainte, et on ne nous donne point ce qu'on ne saurait nous refuser." On croirait entendre, trois siècles plus tard, Lacan: "L'amour c'est donner ce qu'on n'a pas à quelqu'un qui n'en veut pas".
Si tout mouvement libre est impossible dans cette place, les places s'y échangent jusqu'au vertige, jusqu'à l'affolement. Elles sont fixées et assignées mais les noms circulent de position en position : maître et esclave, bourreau et victime, interrogateur et questionné(e), épouseur et épousé(e), volage et cloîtrée. Cléandre, Doraste, Angélique, Phylis... L'une vaut apparemment pour l'autre. Seul Alidor, dans ses hésitations constantes, semble en proie à un égarement fixe. À une folie fixée de la contradiction. Son projet destructeur est l'axe qui fait tourner cette mécanique des places: "Ami, soupçon à part, et sans plus de réplique,/Si tu veux en ma place être aimé d'Angélique,/Allons tout de ce pas ensemble imaginer/Les moyens de la perdre et de te la donner"
Phylis le dit en écho, avec le contraste de sa vulgarité: "Ce soir j'ai bien la mine en dépit de ta glace/D'en trouver là cinquante à qui donner ta place". Autrement dit : un de perdu, dix de retrouvés...
On peut suivre, à travers la pièce, le mot "place" dans toutes ses acceptions. La question est toujours d'être à la place de l'autre, et de ne lui laisser, de fait, aucune place. L'impossibilité d'être devient alors, métaphysiquement, le signe même de la jeunesse. Un no future cornélien, mais qui est aussi une place royale: la place (enviable?) où tout va commencer, alors même qu'on croit que rien ne peut advenir. Dans cette foire d'empoigne, dans cette foire du trône, il y a des prix à payer et des lots de consolation.
La souffrance, elle, semble constante. La plainte de Cléandre dans l'acte III est l'autre motif général de la pièce, en un alexandrin définitif: "On me joue, on me brave, on me tue, on s'en rit".
(1) La Place Royale, édition de Marc Escola, Flammarion, GF-Dossier, 2001