Métamorphose et monstruosité
EMMANUEL JACQUART commente RHINOCÉROS Folio p. 59,60,61.
RHINOCÉROS présente donc une thématique n'ayant rien de gratuit. Face à ce qu'il ressent comme une menace, Ionesco s'engage et défend des valeurs auxquelles il croit: l'amitié, la liberté, les droits de l'homme, la démocratie. Sa démarche l'amène naturellement à s'attaquer aux valeurs des totalitarismes fondées sur une glorification du chef, de l'État, de l'autorité, de la force et du futur aux dépends du présent.
(Préface d'EMMANUEL JACQUART · page 23)
Dans un petit ouvrage intitulé Le Mythe de la métamorphose, Pierre Brunnel qui cite Gilbert Durand, auteur des Structures anthropologiques de l'imaginaire, déclare: "(...) la métamorphose est bien le type de "ce fait insolite objectivement absurde" dévoilé par le fantastique et qui apparaît comme fondamental du phénomène humain 1"
Les religions, les mythologies et les arts font souvent appel à la métamorphose. Les dieux se transforment ou transforment les créatures en animaux, en arbres, en fleurs ou en rochers. Dieu - celui de la Genèse -, crée l'homme à partir d'une poignée de poussière et Ève à partir d'une côte enlevée à Adam.
Ailleurs - dans le domaine esthétique - sculpteurs, architectes et écrivains empruntent parfois leur matériau, sinon leur inspiration, à la mythologie. Celle-ci est donc un élément fondamental issue des profondeurs de l'imaginaire et du besoin impérieux qu'éprouve l'homme d'expliquer ou de se représenter le monde, donc d'en déchiffrer la signification. Elle appartient au vaste domaine de l'anthropologie dont les composantes psychologiques, sociales et ludiques ont partie liée avec les exigences propres au genre théâtral: la nécessité d'étonner, de susciter l'illusion, le rire ou la crainte, de matérialiser les fantasmes et les hallucinations.
La métamorphose s'insère fréquemment dans un mythe. Celui-ci, d'après MIRCEA ELIADE, "raconte une histoire sacrée, (...) relatant les "gesta" des êtres surnaturels et la manifestation de leur puissances sacrées ; il devient le modèle de toutes les activités humaines sacrées".
Mais RHINOCÉROS (pas plus que LA MÉTAMORPHOSE de KAFKA) ne se propose comme "une histoire sacrée". Toutefois, à y regarder de plus près, son contenu profane et parfois humoristique met en scène un "élément tabou" (de l'anglais "taboo" et du polynésien "tabu", "interdit, sacré"), frôlant donc l'interdit ou l'impur les êtres humains, frappés par un mal contagieux et endémique, rejettant la civilisation et ses valeurs (à savoir le contrôle des instincts, la tolérance, la liberté, l'humanisme, l'amitié, l'amour et la famille) pour le retour à l'état de nature, à la "loi de la jungle".
D'une certaine façon, la métamorphose de l'homme met en oeuvre le processus inverse de la fable - récit dans lequel les animaux empruntent une conduite humaine. En fait, fable et mythe visent un objectif commun: "dégager, implicitement, une morale", donc une ligne de conduite à tenir, ou à ne pas tenir. Celle du mythe se dégage du caractère (monstrueux) de la métamorphose qui est perçue comme anormale, dangereuse pour l'ordre, la stabilité et le bonheur de l'individu ou de la société.
Dans RHINOCÉROS, il a apparition et révélation progressive de la "bête humaine" et ce, à double titre: "bête" renvoie à bestialité - donc à ce qu'il y a de monstrueux dans l'homme-, mais aussi à "bêtise", donc aux dérapages et aux défaillances de l'intelligence et de la raison. L'humain devient le lieu de l'inhumain, l'inhumain en l'homme et dans l'histoire, l'humanité produisant des rhinocérites dont l'ampleur catastrophique confine au génocide. La métamorphose aboutit donc à la monstruosité.
1 . Armand Colin, 1974, p.494)