Théâtre d'Avant-Garde · Emmanuel Jacquart
La Pléïade · Préface · Pages XLII ET XLIII
La plupart de ces dramaturges, dont on groupe commodément les oeuvres sous la rubrique "anti-théâtre" ou "avant-garde", font figure d'iconoclastes. Marginaux tant sur le plan littéraire que social, imprégnés de culture et de littératures diverses, ils apportent un souffle nouveau. Ils rejettent, avec une intransigeance d'autant plus grande qu'ils manquent d'expérience, les techniques dont usaient leurs aînés. Leur refus s'inscrit dans une logique qui fait écho à celle d'innovateurs aussi divers que JARRY, APOLLINAIRE, ARTAUD, les surréalistes, et un iconoclaste qui pourrait être leur ancêtre, l'auteur de BOUVARD ET PÉRUCHET et du DICTIONNAIRE DES IDÉES REÇUES.
À l'instar de leurs prédécesseurs, les nouveaux venus s'insurgent contre les conventions périmées, le déjà-fait, le déjà-vu. Certes, ils n'endossent pas tous le même uniforme, mais ils fréquentent le même tailleur. Ce qui les unit, c'est ce à quoi ils s'opposent. Ainsi, le didactisme et "l'engagement" qui, à leurs yeux dénaturent "l'art", leur répugnent. Aussi se démarquent-ils de penseurs comme Sartre, Camus et Simone de Beauvoir. Pour sa part, Ionesco clame son horreur des messies de tous bords car l' "oeuvre d'art n'a rien à voir avec les doctrines". "C'est précisément le conformiste, le petit-bourgeois, l'idéologue de n'importe quelle "société" qui est perdu et déshumanisé. S'il existe quelque chose qui a besoin d'être démystifié, ce sont les idéologies qui offrent des solutions toutes faites (qui sont les alibis provisoires des partis au pouvoir) et que, en plus, le langage cristallise, fige." Les nouveaux venus tournent également le dos au réalisme-naturalisme accusé de se présenter sous un jour manifestement inartistique. Sans caresser le rêve "flaubertien" d'aboutir à une oeuvre de pure forme - un "livre sur rien" - ils exigent la primauté de la stylisation, de la "distanciation", de la vision artistique. Aussi Ionesco peut-il déclarer en 1953: "Je voudrais pouvoir, quelquefois, pour ma part, dépouiller l'action théâtrale de tout ce qu'elle a de particulier ; son intrigue, les traits accidentels de ses personnages, leurs noms, leur appartenance sociale, leur cadre historique, les raisons apparentes du conflit dramatique, toutes justifications, toutes explications, toute la logique du conflit. Le conflit existerait, autrement il n'y aurait pas de théâtre, mais on n'en connaîtrait pas la raison."