Lire DURAS · CHRISTIANE BLOT-LABARRERE
LE LIVRE BRÛLE ET LES ROIS D'ISRAËL DANS LA PLUIE D'ÉTÉ
Je vous ai parlé de la difficulté d'être Juif, qui se confond avec la difficulté d'écrire; car le judaïsme et l'écriture ne sont qu'une même attente, un même espoir, une même usure. Si tu brûles le livre, il s'ouvre dans la flamme, à l'absence. Dieu est absence de Dieu.
Edmond Jabès
À la fin de LA PLUIE D'ÉTÉ se place une sorte de postface dans laquelle MARGUERITE DURAS met beaucoup d'habileté à discerner ce qui, au long de son roman, relève de l'observation et ce qui ressortit à l'irréel du langage. Ou, si l'on veut, à distinguer les choses vues lors de ses promenades à Vitry et l'essor de son imagination. Les dernières lignes sont:
"La Nationale 7 est la Nationale 7. L'école s'appelle vraiment l'École Blaise Pascal. Le livre brûlé, je l'ai inventé."
MARGUERITE DURAS a-t-elle inventé le livre brûlé ? Je répondrai: oui. Oui mais. Oui. Sans doute s'agit-il d'un livre qu'elle possède et dont elle dit:
"Ce livre noir, le livre blessé [...]. Il est chez moi. II est portugais.(...) Il est en cuir et il y a le derrière du livre qui est complètement calciné.On me l'a donné comme ça et depuis les gens me disent mais enfin, je vais le jeter à la poubelle, ce truc-là. Mais moi, je ne veux pas."
Sans doute... Dans LA PLUIE D'ÉTÉ, voici ce qu'il devient:
"C'était un livre très épais, recouvert de cuir noir dont une partie avait été brûlée de part et d'autre de son épaisseur par on ne savait quel engin mais qui devait être d'une puissance terrifiante, genre chalumeau ou barre de fer rougie au feu. Le trou de la brûlure était parfaitement rond. Autour de lui, le livre était resté comme avant d'être brûlé et on aurait dû arriver à lire cette partie des pages qui l'entourait. Les enfants [...] n'avaient jamais vu un livre aussi cruellement traité que celui-ci."
Ici la description s'impose par sa seule force, par un arrangement subtil du rythme et du vocabulaire et donne à son objet un caractère unique, mystérieux, lui conférant en outre sa puissance de suggestion. D'une matière première insignifiante, MARGUERITE DURAS, vive à saisir les signes cachés, fait un livre, le Livre..., qui semble alors n'avoir aucune autre référence que lui-même. Évoquer, raconter, c'est toujours obliger la réalité à s'incliner, c'est toujours inventer.
Oui. Parce que si l'on tient compte, maintenant, de l'importance de ce livre dans l'économie scripturale ou structurelle de LA PLUIE D'ÉTÉ, on observe qu'autour de sa découverte s'ordonne le désordre apparent du récit. C'est lui qui détermine une stratégie narrative où l'arbitraire n'a pas cours, un ensemble qui n'admet aucune interruption et ne réclame aucun prolongement. Oui, si l'on s'attache au déroulement fictionnel. L'histoire d'Ernesto se confond avec l'histoire du livre brûlé, en un mouvement ample, grave et continu, par-dessus les traverses et les accidents, souvent cocasses, de la vie chez les Crespi.
Oui, dans une perspective thématique. Le livre brûlé comporte, entre autres, une transcription de divers fragments empruntés à la BIBLE hébraïque. Celle que MARGUERITE DURAS a lue, vers dix-huit ans, grâce à un juif de Neuilly, Freddie, son amant d'alors, qu'elle n'a jamais oublié, qui est devenu le modèle du vice-consul. BIBLE dans laquelle elle a entrevu une "judaïté merveilleuse".
Dans LA PLUIE D'ÉTÉ, Ernesto récite en partie Le Livre de Qôhélet, classé dans la BIBLE hébraïque parmi les Ketubim, les Autres Écrits, après la Torah, la Doctrine et les Nebiim, les Prophètes. Je choisis cette terminologie: Qôhélet plutôt que la terminologie grecque, L'Ecclésiaste, parce qu'elle met davantage en lumière une des facettes de notre personnage principal. La tradition attribue cette oeuvre au roi Salomon, mais, en hébreu, Qôhélet signifie simplement: celui qui parle à l'assemblée. Or, dès qu'Ernesto a déchiffré le livre brûlé, il réunit sa famille et donne des lectures publiques à cette assemblée-à. Ce faisant, il joue le rôle du Qôhélet, fils de David et roi à Jérusalem. Avant ces épisodes, avant même qu'il apprenne que le livre brûlé raconte l'histoire d'un roi juif, notre roi, il a, on le sait, rapproché ce livre d'un arbre qui pousse "dans une solitude sans recours", arbre qui, pour la narratrice, ressemble à un roi d'Israël. Quel est au juste le commun dénominateur ? Dans La Mer écrite, quelques phrases à côté d'une photographie d'Hélène Bamberger, représentant des troncs d'arbres dressés, me confirment dans l'idée que ce dénominateur commun est la souffrance juive:
Des arbres. On les a replantés morts. Ils ont vécu. Autour d'eux il y a la mort nazie, la pire de toute l'histoire contemporaine du monde.
Mais a-t-on besoin de cette confirmation ? Lorsque les petits frères et soeurs d'Ernesto lui demandent ce que sont devenus "ces gens-là, les rois d'Israël", il répond qu'ils sont morts, "gazés et brûlés". Anachronisme explicite. Nul doute donc, que le livre du roi d'Israël, livre martyr, soit, pour MARGUERITE DURAS, un rappel constant de la Shoah et différemment, de l'exil, de l'exode, de la Diaspora (les Crespi sont des immigrés mais aussi les derniers rois d'Israël) — nul doute donc qu'à partir de lui elle construise un récit dont il constitue l'élément majeur, tout à la fois prélude, note obstinée aux prodigieuses résonances, à l'attraction irrésistible, et encore point d'orgue. Dès lors, comment douter de l'invention du livre brûlé ? Oui, il est bien issu de l'inspiration, de la conscience passionnée, de la sensibilité créatrice qui caractérisent MARGUERITE DURAS. Oui. Oui mais.
Oui mais, en 1986, deux fois réédité en quatre ans, paraît aux Editions du Seuil, un livre de Marc-Alain Ouaknin intitulé Le Livre brûlé. Intellectuel prolixe, rabbin et docteur en philosophie, l'auteur y présente une introduction à l'interprétation talmudique. Il analyse ensuite quelques textes capitaux et, dans une troisième partie, il s'interroge sur un maître hassidique né à la fin du dix-huitième siècle, Rabbi Nahman de Braslav. Près de mourir, ce dernier jeta au feu l'un de ses écrits et fut depuis connu comme l'auteur du livre brûlé.
Dans l'état actuel de mes connaissances, rien ne m'autorise à affirmer que le livre de Marc-Alain Ouaknin, apprécié, certes, de la presse et du public, a été lu par MARGUERITE DURAS. Même si, parfois, on croit en saisir quelques échos dans LA PLUIE D'ÉTÉ. Même si, parfois, on est tenté de juger que dans cette lecture supposée faite, MARGUERITE DURAS a découvert l'expression d'une pensée qui la hante depuis longtemps quant au divin, à Dieu. Par exemple, l'une des convictions les plus fermes de Rabbi Nahman est l'impossibilité logique de la présence de Dieu au monde. Ce qui n'implique pas son inexistence. Dieu s'est retiré en lui-même pour que, dans ce retrait — en hébreu, le Tsimtsoum — le monde ait sa place. En somme, le monde a été créé à partir de l'absence de Dieu, du vide de Dieu qui a ainsi donné lieu à l'altérité. Or, la détresse d'Ernesto naît et s'accroit précisément au constat de ce vide : "Une chose. Une seule", Dira-t-il, manque dans l'univers et entraîne "une recherche pénible".
Quant à MARGUERITE DURAS, elle se déclare liée de près aux Crespi : "Tout ce que je leur mets dans la bouche, je le pense, moi". Elle confie, en 1990, à Marianne Alphant:
"L'Arche [entendons : l'Arche de la Défense à Paris] est, je crois, le seul monument religieux, non seulement de la France mais du monde entier. Ce vide blanc architecturé, c'est la Place vide de Dieu"
Déjà, dans Le Camion, en 1977, rapport à Dieu signifiait rapport au vide. Si l'on poursuit, Rabbi Nahman soutient qu'il est vain de vouloir comprendre le vide laissé par Dieu et, en même temps, il affirme qu'en dépit de cette transcendance écrasante, il faut réinstaurer le divin dans l'univers. D'où un paradoxe, voire une aporie. Pour y échapper, reste — ce qui est le fondement de tout le discours du maître hassidique — reste à se tenir dans un entre-deux, à poser parallèlement un "il y a" et un "il n'y a pas", c'est-à-dire à demeurer dans une perpétuelle question _ et non pas dans la sûreté d'une réponse.
Sur le mode du romanesque, de la fantaisie langagière, sans souci de la moindre théorie spiritualiste, telle est la position d'Ernesto. Comme sa soeur Jeanne veut en finir avec le doute, elle lui adresse des reproches:
Tu as dit: Dieu n'existe pas comme une fois tu avais dit: Dieu il existe. Si c'est possible qu'il n'existerait pas, alors il est possible qu'il existe. Comment il existerait alors s'il n'existe pas ?
Et Ernesto de répliquer:
C'est pas une question de plus que ça ou de moins que ça, ou de comme si il existerait ou de comme s'il existerait pas, c'est une question, personne ne sait de quoi.
Une question, en effet, et non une réponse.
Néanmoins, aussi troublants que soient ces indices, et il y en a d'autres, ils ne constituent pas une preuve irréfutable. Une piste conduisant encore à Rabbi Nahman pourrait aussi être suivie, qui passerait, cette fois, par Elie Wiesel. Pourquoi ? Parce qu'il est l'auteur d'une biographie de Rabbi Nahman, publiée en 1972. Or, Marguerite DURAS a connu Elie Wiesel et fait état de longues discussions avec lui, à New York. En 1979, elle lui emprunte une scène de La Nuit (1958) pour l'inclure dans Aurélia Steiner (Vancouver) après avoir passé "plusieurs jours à (le) voir chaque jour". Cette scène l'a bouleversée au point qu'elle en parle dans Les Yeux verts : une "image intolérable", l'agonie d'un enfant juif, pendu pour avoir volé de la soupe "si léger, si maigre, qu'il n'arrivait pas à se pendre avec son propre poids" . Elle en écrira sa traduction personnelle :
Vous êtes enfin mort, on vous a dépendu, vous êtes allongé, recroquevillé sur vous-même dans une pose négligée, ensommeillée, d'enfant.
Elie Wiesel et MARGUERITE DURAS ont-ils parlé du livre brûlé ? C'est possible. Ce n'est pas certain. Plus plausible, encore qu'hypothétique, lui aussi, me paraît être le souvenir des conversations qui réunissaient MARGUERITE DURAS et deux autres écrivains: Maurice Blanchot et Louis-René des Forêts. Elle les juge dignes d'être ses pairs — chose rare quand il s'agit de ses contemporains.
L'oeuvre de MARGUERITE DURAS est une exploration erratique et obstinée, sans cesse reprise et déplacée, des possibilités de la représentation, de la matière textuelle ou filmique jusqu'aux pouvoirs du hors-texte ou du hors-image. Gagnant à sa manière du terrain sur les étendues noires ou blanches de l'irreprésentable, osant risquer des barrages là même où il semblait impossible de les placer, elle a su ne jamais trouver le lieu ni la formule. Son parcours fait d'avancées et de retraits, de ruptures et de recommencements, ignore l'installation dans un genre ou une forme. Détruire, dit-elle.
Telle est la matière sans cadre ni clôture, le flux vivant aux rives incertaines, que les auteurs réunis dans ce livre s'efforcent d'explorer. Ils pensent que, disparu le personnage de pythie pensive et impérieuse, est venu le temps du retour aux textes, aux films d'en mesurer l'inventivité ou la radicalité, d'en saluer la force, d'en dire la beauté.