Le théâtre est l'art de l'éphémère, et pourtant, ou peut-être pour cette raison , il dépose dans l'âme collective et individuelle des images, des sentiments, des idées; l'oubli est sélection, le théâtre est constitutif de mémoire. Mémoire d'un lieu, d'un homme, d'un peuple. Le metteur en scène ne travaille qu'à partir de ce creuset; proposer un texte, des images, c'est rendre hommage à cette sédimentation. Elle forme le point de départ indispensable sans quoi le théâtre ne serait que répétition ou perdrait contact avec ceux à qui il est proposé.
Cependant, il est une chose de prendre acte de l'histoire de son art, il en est une autre de pousser la recherche jusqu'à souhaiter intégrer son travail dans la mémoire variée de son public. On sait que ce rapport toujours mystérieux entre une pièce et son public s'incarne dans un lieu. Il s'agit alors de comprendre ce que représente (pour ceux qui l'investissent) sa configuration intérieure et son implantation dans un espace global, quartier, ville, nation. C'est la démarche d'Éric Vigner.
Aller présenter deux pièces (La pluie d'été de Marguerite Duras et Le soir de l'Obériou de Daniil Harms) en Russie aujourd'hui n'est pas chose banale. Il s'agit bien plus que d'une tournée à l'étranger, ce qui est en jeu, en question, c'est la redécouverte ou la recréation d'un lien entre deux pays à la fascination réciproque, manifestée par de multiples échanges culturels spontanés. Faut-il rappeler le vif intérêt porté à l'URSS depuis 1918 par la plupart des intellectuels, peintres, metteurs en scène français? Faut-il insister sur l'importance du rayonnement des artistes français en Russie?
Cette redécouverte des chemins d'un échange à elle seule légitimerait l'intérêt porté à une aventure de cet ordre.
Mais bien plus que cela encore, présenter La pluie d'été et Le soir de l'Obériou en Russie c'est confronter, non opposer, le passé et le présent du théâtre. Ce passé, d'une avant garde russe signataire d'un manifeste pour l'Art Réel enfoui sous la chape de plomb stalinienne et l'acuité présente d'un texte de Marguerite Duras dont l'importance politique s'enracine dans une histoire d'amour, de Vent, dessinant par là l'horizon d'une redéfinition du politique.
Cette redéfinition du politique, c'est à dire du rapport au savoir, à la finalité de l'existence individuelle et collective s'ébauche notamment par la revalorisation de l'acte politique en tant que tel, par la nécessité d'assumer une histoire indépassable, (celle de l'holocauste, celle de la barbarie mécanisée et irresponsable), et par l'acceptation de se situer en permanence dans le grand déséquilibre provoqué par "l'incertitude à décider de l'existence ou de l'inexistence de Dieu". Ce grand déséquilibre est le signe de l'expérience douloureuse et réjouissante du doute après les grands récits.
La pluie d'été aussi est un manifeste, si ce mot dévoyé fait encore sens, mais pas de ceux imposés avec violence ni de ceux qu'un pédagogisme excessif éloignent de l'Art. Un manifeste poétique adressé à des individus, un texte et un théâtre qui travaille et laisse des traces en profondeur.
En premier lieu chez ÉRIC VIGNER et ses comédiens, conscients de la fragilité de cette parole, ils en ont fait le fondement même de leur travail: "Nous sommes en chantier. Les choses sont en train de se faire.Et c'est ce qui me plaît; ce doute que j'ai atteint et qui ne me quitte plus m'Oblige à ne rien fixer, m'Oblige à la légèreté. C'est un livre ouvert!"
Aussi, témoigner de ce parcours intérieur des artistes, de ces tentatives pour faire entendre une parole fragile et profonde, dans des lieux qui chaque fois entraînent une re-création, rendre visible les traces d'un tel travail dans un pays qui bascule dans un vertigineux questionnement, voilà qui nous paraît indispensable.