Texte écrit en hommage à la venue de Marguerite Duras à la représentation de LA PLUIE D'ÉTÉ au CNSAD le 8 octobre 1993. Regards sur l'œuvre.
"Je vais faire du théâtre cet hiver et, je l’espère, sortir de chez moi, faire du théâtre lu, pas joué. Le jeu enlève au texte, il ne lui apporte rien, c’est le contraire, il enlève de la présence au texte, de la profondeur, des muscles, du sang. Aujourd’hui je pense comme ça. Mais c’est souvent que je pense comme ça. Au fond de moi, c’est comme ça que je pense au théâtre (1)."
Elle est là, pour la première fois (2), devant la représentation de son récit, LA PLUIE D’ÉTÉ, mis en scène par un autre, ÉRIC VIGNER.
Elle est immobile.
Concentrée terriblement, les yeux rivés sur la scène sans rien voir d’autre que ce qui s’annonce. Elle écoute ces mots, ces phrases, ces gens, qu’elle reconnaît pour les avoir écrits, créés, inventés.
Et parfois non. Parfois elle découvre, étonnée.
Elle sourit aux temps marqués par le silence, aux temps indiqués par l’écriture, qui le sont aussi, là, dans l’espace de la lecture : ...-douceur-, - il se souvient-, - silence - il réfléchit. Les parents le regardent réfléchir. (silence) - Temps...
Elle orchestre son émotion sur la partition qu’il lui est donné d’entendre. Son index approuve. Ferme. Puis reste soudainement suspendu, pris dans l’attente du déroulement de ce qui se joue.
Une capacité d’attention et d’émerveillement totalement pleine, digne de celle d’un enfant. La joie aussi, digne d’un enfant.
Écrire est peut-être une tentative déraisonnable d’introduire l’infini dans le mortel de la vie. Dire cet écrit dans l’espace est l’acte encore plus déraisonnable de le faire éprouver dans l’instant.
D’une écriture à l’autre, on assiste à un relais de la mémoire qui prend corps et s’épanouit dans l’espace poétique de la mise en scène : deux caractères deux différences se rejoignent pour confondre leur Dieu, leur Diable dans une même parole.
Le relais, ce peut être ce livre brûlé qui court tout au long du récit. Qui raconte l’histoire d’un roi juif. Livre que lit Ernesto quand il ne sait pas encore lire. Le Savoir d’avant le savoir. La connaissance. Oubliée. Léguée. Quelque chose d’important est dit sur la conscience du savoir et de l’ignorance. Sur la conscience de l’holocauste.
De tous ces rois d’Israël, gazés et brûlés.
D’un monde qui s’est tué. D’une humanité qui s’est sacrifiée, c’est-à-dire, rendue sacrée.
Tout cela est donné à voir et à entendre dans la légèreté. Légèreté comme souplesse, comme délestage de la plainte.
"Ce n’est plus le moment de se plaindre et de s’indigner dans les couloirs. Ce temps est révolu. Se plaindre est devenu inutile et indigne (3)."
La question qui se pose, et qui est posée, est dans la façon de se comporter à l’avenir et par rapport à l’avenir.
"La mère : C’est l’avenir, la chimie, non ?
Ernesto : Non
La mère : Non. (temps). Qu’est-ce que c’est l’avenir ?
Ernesto : C’est demain."
Pas de jugement ni de leçon de dramaturgie. C’est l’état d’avant sauvage d’avant le discours, les certitudes énoncées. On n’explique rien. Ça ne s’explique pas. Et puis surtout "c’est pas la peine".
"L’instituteur : Le monde est loupé Monsieur Ernesto.
Ernesto, calme : Oui. Vous le saviez Monsieur... Oui... Il est loupé.
(Sourire malin de l’instituteur.)
L’instituteur : Ce sera pour le prochain coup... Pour celui-ci...
Ernesto : Pour celui-ci disons que c’était pas la peine.
(Sourire d’Ernesto à l’instituteur.)"
Devant et contre l’inflation de l’émotion, le dégorgement de la haine, les provocations nulles et revendications à tout-va, devant et contre les "certains et résolus"... l’Artiste est là, pour faire sentir la vraie mesure des choses. La "juste" mesure des choses. Dans la seule certitude de son doute. Elle dit qu’il faut blanchir le texte pour atteindre l’essentiel. Il dit qu’il se laisse porter par la vacuité ; qu’il faut commencer par vider, déthéâtraliser ; qu’en faisant appel à l’inexplicable, on peut toucher du doigt la grâce et entrer dans l’espace poétique. Qu’il faut ne pas savoir.
LA PLUIE D’ÉTÉ est un acte de vie ; c’est en cela qu’il porte la joie. C’est un acte qui se situe dans la solution d’une ouverture, sur soi, et sur le monde.
Un acte réconciliateur.
"Moi, fils de David, roi de Jérusalem, j’ai perdu l’Espoir, j’ai regretté tout ce que j’avais espéré. Le mal. Le doute. L’incertitude de même que la certitude qui l’avait précédée.
Les pestes. J’ai regretté les pestes. La recherche stérile de Dieu.
La faim. La misère et la faim.
Les guerres. J’ai regretté les guerres.
Le cérémonial de la vie.le mal, le doute.
J’ai regretté les mensonges et Les poèmes et les chants. Le silence j’ai regretté. Et aussi la luxure. Et le crime. L’amour, il regretta. (...)
Et puis une fois, il ne regretta pas. Plus rien il regretta."
Fin de la représentation dans l’embrasement du plateau. Dans le mystère du livre brûlé. Consumé. Elle se lève. Émue. Elle dit : "Peut-être que je me suis trompée. Peut-être que le théâtre est plus fort que l’écriture."
(1) MARGUERITE DURAS, LA VIE MATÉRIELLE, Paris, P.O.L., 1987.
(2) 8 octobre 1993, Théâtre du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris.
(3) ANDREI TARKOVSKI, "Journal 1970-1986", Paris, CAHIERS DU CINÉMA, novembre 1993.