Les voix de Marion · Bernard Noël · MARION DE LORME

Les voix de Marion · Bernard Noël · MARION DE LORME
Le respect du poème dramatique
Commentaire & étude
Bernard Noël
Oct 1998
CDDB-Théâtre de Lorient
Langue: Français
Tous droits réservés

Les voix de Marion

BERNARD NOËL*

Ce texte, les voix de Marion, est né de la rencontre entre Bernard Noël et Éric Vigner à propos de la représentation de Marion De Lorme au CDDB-Théâtre de Lorient le 7 octobre 1998.

Où commence le temps ? Voilà une question qu'on ne se pose plus. Sans doute parce que, à tout moment, chacun de nous est dans le temps : le sien et celui des autres, jusqu'à l'expulsion finale et définitive. Le temps n'a un commencement qu'au théâtre. À une certaine heure, le rideau se lève, et c'est l'autre vie : celle du paradoxe et du comme si... La mise en scène d'ÉRIC VIGNER s'en prend à cette manière de couper court et de nous jeter de l'autre côté. Les comédiens s'alignent d'abord face au public et, alternant les voix, ils disent les deux préfaces écrites pour MARION DE LORME par VICTOR HUGO, en 1831 et en 1873. Le spectateur croit qu'il s'agit d'un acte culturel ou bien d'une manigance pour aiguiser le désir par l'attente, puis il entend liberté, révolution, art, responsabilité, mots qui forment une intelligence dont renaît l'avenir. Celui qu'on fait parler parle par treize bouches et devient surprésent : il occupe l'espace, il en fait de la voix. Le spectateur ne le sent pas encore pour la raison qu'il écoute l'exposé de circonstances dont l'effet ou la leçon, au lieu de simplement le renseigner, font résonner dans le moment des dimensions et des valeurs intemporelles ; Le spectateur est en train de devenir un auditeur... Ensuite, le ton change. Ou plutôt la tonalité, à peu près comme un orchestre passe de l'ouverture à l'opéra, autrement dit à l'oeuvre. On ne sort pas du souffle qu'est le son, sauf que l'élan soudain se précipite et, dans ce mouvement, s'affirme et s'amplifie. Tout l'air déjà est respiré par les bouches qui le sonorisent, et qui maintenant le modèlent, puis l'envoient ainsi transformé vers la salle et ses oreilles. On perçoit, à présent, qu'une chose nouvelle débute intensément bien qu'un voile-rideau continue à mettre dans l'espace une vague huée qui fume dans le regard ; On voit clairement, mais cet obstacle très léger fait buter la vue contre elle-même si bien qu'elle perçoit de la consistance où d'ordinaire règne le vide. Et cela, loin d'être une gêne, est le révélateur d'une sensualité aérienne qui provoque bientôt une fusion entre la vue et l'ouïe. Comme si elles se mêlaient toutes deux dans la même propagation attentive.
Le spectateur, alors, se rend compte qu'il peut prendre un plaisir inédit pour peu qu'il écoute-regarde au lieu de céder à une action fictive. Mais cela suppose un changement radical d'attitude : il n'est plus question de suivre en se fiant à des semblants accrocheurs, il faut être là de tout son corps et le laisser jouir de ce qui advient. Un pour-de-vrai est en train d'arriver où l'on n'attendait qu'un pour-de-rire. 
Le changement de dimension - et même de nature - résulte évidemment du travail d'ÉRIC VIGNER. Nous sommes au théâtre, nous sommes devant une pièce du répertoire, nous assistons par conséquent à une représentation, et cependant que tout cela est réuni avec son poids incontournable, nous avons - et par lui - glissé vers autre part : vers un événement qui a lieu. Et lieu ici et à présent.
La différence opère lentement, avec la discrétion efficace des pulsations vivantes. Le spectateur en est tout pénétré avant d'en mesurer l'effet en soi. D'ailleurs, est-ce une manière d'éclaircir le phénomène en cours que de le caractériser en expliquant que la diction a pris la place de la représentation ? Pourtant, c'est bien cela : les voix sont les véritables personnages. Elles articulent à la perfection, non pas des répliques, mais des vers. Et ce faisant. elles diffusent dans l'espace une énergie qui en imprègne tout le volume. On sent l'écaillement floconneux des syllabes, tantôt comme un vol de pétales verbaux, tantôt comme les particules d'une violence venteuse : elles courent en vous, caressant ou secouant ce qu'on dit "intérieur" et que voici ouvert si largement que dehors et dedans s'y imbriquent en même temps qu'organique et mental s'y tressent l'un à l'autre.
Cet accord est l'événement immédiat que déclenche le théâtre et qu'aussi bien il est en soi quand il cesse de jouer - en vérité quand il cesse de poursuivre la ressemblance pour donner tout leur poids de chair aux corps qui sont là et qui, de ce fait, travaillent l'espace avec leur présence et leur souffle. Si la mise en scène - comme ici - pousse les corps vers cet état, l'espace est métamorphosé en élément communicatif parce qu'on n'y fait plus de la figuration; Il y a bien là, comme prévu par l'auteur, des marquis, un comte, un vicomte, deux amoureux et même le roi Louis XIII mais ce ne sont plus des personnages occupés à faire image assez fortement pour qu'on les prenne pour ce qu'ils ne sont pas, ce sont - chacun parmi les autres - des portes-bouche assez charnellement porteurs de leur organe pour que cette épaisseur et sa ténèbre nous fassent l'impression que désignait HUGO en parlant de la bouche d'ombre. Les mots qui sortent de cette ombre-là ne sont pas plus de l'histoire que de la représentation, c'est une forme active qui va directement dans l'oreille et y souffle de l'énergie.
Le spectateur - sitôt qu'il est dans ce flux - ne regarde plus évoluer les figures du mélo romantique que Marion de Lorme lui paraissait encore à la lecture : il se laisse faire par les voix, il croit même les voir qui passent à travers le tulle devenu filet à paroles. En réalité, suspendu au rythme et scandé en lui-même comme si son coeur battait à présent dans l'espace, il découvre que l'action n'est pas dans le perpétuel va de l'avant qui vous mange la vie, mais dans l'accueil, l'imprégnation, le face à face du visage avec le vent de la langue. L'étrange - mais la chose ne paraîtra telle que plus tard, à l'heure du souvenir et non pas du spectacle, à l'heure de comprendre, qui a son lieu dans l'absence et non dans le sentir - l'étrange est de constater qu'ÉRIC VIGNER a scrupuleusement respecté le poème dramatique, vers par vers, et que ce respect suffit à effacer Le mélodrame. Le livre est silencieux. Qu'en est-il de la scène mentale ? Y règne-t-il une retenue qui conduit le verbe à se draper dans son abstraction comme si l'idée n'avait pas son lieu dans le corps ? Cette Marion d'ÉRIC VIGNER ramène le théâtre dans la bouche et même sur la langue : là, tout naturellement le verbe se dévoile et, par l'effeuillement des syllabes, crée en nous une crudité qui déchaîne...

* BERNARD NOEL est écrivain, il est l'auteur entre-autres d'EXTRAIS DU CORPS -1958, DU CHÂTEAU DE CENE -1968- du DICTIONNAIRE DE LA COMMUNE -1971-, LE SENS DE LA CENSURE -1985- il vient de publier LA LANGUE D'ANNA aux éditions P.O.L.